Le Pays des ténèbres n’est pas toujours celui des morts : chez Stewart O’Nan, il pourrait même s’agir de celui des vivants, dévoilé par le regard de morts dont les fantômes promènent leur ennui autour des endroits qu’ils ont fréquentés, avant. Il y a un côté très Desperate housewives dans ce regard sans passion qui, par sa singularité, perce lentement les mystères du quotidien de la petite ville d’Avon, Connecticut. Pourtant, ce point de vue décalé ne suscite pas une grande curiosité. Il faut dire qu’O’Nan a choisi la demi-mesure ; il entre dans le surnaturel sans y entrer vraiment, effleure les thématiques ordinaires de remise en question de l’American way of life sans trop s’y attarder, s’approche tout au bord d’un débat jamais engagé qui traiterait de l’apparence, du consumérisme, de l’obésité, d’un culte voué au superficiel. Pour, finalement, rester à la marge, sans aller au fond des choses, retirant au texte, privé de son identité, l’essentiel de sa saveur.
On entre dans le roman par une mythologie urbaine classique, un drame facile, éternel, symbolique : la mort, ici dans un accident de voiture, d’un groupe d’adolescents. Martyrs éternels, les victimes sont figées dans l’image de leur jeunesse, leur perfection brisée. Leur image, lissée, revisitée par le chagrin, trouve sa part d’éternité. L’arbre meurtrier, témoin de l’accident, devient une sorte de totem devant lequel on dépose pêle-mêle couronnes de fleurs, poèmes, photos. Avant d’oublier. Mais ici, les fantômes reviennent, qui suivent les vivants, racontent leur soif de vengeance, leur fatigue, leur ennui. Dur, de ne plus être vivant. Et pourtant : le pire concerne bien ceux qui restent, familles endeuillées et survivants ; les fantômes, d’ordinaire, n’ont pas droit à la parole.
C’est ici qu’entrent en scène Tim, Kyle, Nancy et le flic. Tim est hanté par la culpabilité ; sorti sans une égratignure de la voiture détruite, il estime avoir échappé injustement à son destin et ne souhaite plus rien sinon mourir, pour réajuster le tableau. Kyle, autre passager, a été détruit, physiquement et intellectuellement. Après des mois d’hospitalisation, il est un enfant dans un corps d’adulte, sans aucun souvenir de ce qu’il était avant. O’Nan les suit dans leur quotidien (le récit dure 24 heures), raconte leurs liens construits sur les souvenirs de Tim, le seul à en avoir, qui se sent les obligations d’un coupable vis-à-vis de l’étranger qu’il pilote toute la journée. O’Nan veut en faire des personnages clés, attachants ou non, mais il y échoue. Sans doute parce que le regard qu’il a choisi de porter sur eux est trop distant, inadapté, incapable de pénétrer la façade.
Il devient plus intéressant quand il raconte les adultes. Le flic, d’abord, rongé par le remord. Le drame a brisé son mariage, sa carrière est en chute libre. Hanté par les cauchemars, les images de l’accident, cette nuit qui, un an plus tôt, l’a vu prendre en chasse une voiture pas comme les autre, il sent, en cette veille de Halloween, macabre anniversaire, que les esprits de ses morts s’éveillent, pour un équivalent d’une nuit des Walpurgis version Nouveau Monde. L’autre grand portrait, la réussite du roman, c’est Nancy, la mère de Kyle : une femme brisée, oscillant entre le bonheur d’avoir son fils vivant et le désespoir de le voir devenu ce qu’il est, un petit enfant incapable de vivre seul. Hantée elle aussi par les images du drame, elle tente de survivre, de revenir à un quotidien qui la dépasse, de reprendre prise sur sa vie qui, en quelques instants, a complètement été remise en question. Quand il la raconte dans son quotidien, O’Nan réussit de vrais beaux moments de littérature, qui rendent par contraste le reste d’autant plus paresseux.
Le Pays des ténèbres a des airs de vaste fourre-tout, mêlant portraits d’adolescents trop vite grandis, détails de périphéries urbaines ultra conventionnelles (no man’s land des parkings, mall et fast food coincés entre bois et banlieues chics), zeste de fantastique. Il y a un peu de tout et assez de rien. Celui qui raconte est si transparent qu’on oublie parfois sa présence. O’Nan a l’habitude d’incarner des fantômes, mais ceux-ci manquent de consistance. Les vivants n’ont pas besoin des morts pour éveiller leurs angoisses, leur culpabilité. O’Nan échoue à faire prendre une atmosphère dramatique, donne tout dès le début avant de laisser filer, laissant l’ensemble à l’état d’ébauche. Quelques moments rattrapent ce trop plein de distance, laissant deviner des personnages plus humains, plus tangibles. Ils sont trop rares ; le sentiment de vide prédomine. Peut-être, finalement, cela signe-t-il paradoxalement la réussite du texte : un texte fantomatique de narrateurs fantômes.