« Bonjour, Je suis Matt Madden et ceci est 99 exercices de style (…) J’explore les nombreuses possibilités de forme, de style et de narration qu’offre la bande dessinée afin de suggérer le potentiel quasi illimité du médium. J’espère que cela motivera les gens à dépasser l’apparente simplicité des bandes dessinées… ». Bon, comment dire… désolé, Matt, mais c’est raté. 99 exercices de style est typiquement une fausse bonne idée : le concept est séduisant, mais l’application laisse à désirer quand elle n’est pas carrément contre-productive. On voit mal en effet qui pourrait « dépasser l’apparente simplicité des bandes dessinées » à la lecture de cet ouvrage, tant la vision du médium, et plus largement du monde, qu’il professe est elle-même désespérément simpliste. Le point de départ est pourtant amusant: au départ, une planche de bande dessinée / une scène de la vie quotidienne de l’auteur; le jeu consistant ensuite à lui faire subir toutes déformations autorisées par le médium: variation du style graphique, narratif, jeu sur le point de vue, la temporalité du récit, etc. Le premier problème est que Madden peine, semble-t-il, à aller jusqu’à 99 et triche allègrement avec son propre concept : on voit mal en quoi changer le costume du personnage principal de la scène pour le transformer en cowboy ou en animal représente une véritable variation de style. Par ailleurs l’auteur excède souvent les limites du médium, transformant par exemple la scène en storyboard ou en lignes de code, réduisant ainsi sa démonstration à néant. En outre, 99 exercices de style est entièrement fondé sur des stéréotypes : quand Madden redessine la séquence matricielle dans les styles « underground comix », « manga » ou « super-héros », c’est pour aligner tous les poncifs imaginables à leur sujet, légitimant les préjugés les plus obscurantistes. D’une manière générale, ce manque de recul vis-à-vis des représentations établies plombe l’ouvrage, l’auteur faisant incidemment apparaître, au fil des variations, les images d’Epinal de la Famille, de l’Enfance ou de la Guerre.
Plus largement, l’échec de cette oeuvre pose la question de la pertinence du projet OuBaPien. Initié en 1992 par certains auteurs de l’Association sur le modèle de l’OuLiPo, l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle vise en effet à tester et étendre les limites du médium en proposant aux auteurs de s’exercer sur des contraintes du type de celle qui régit 99 exercices de style. Or, si ces jeux formels sont intellectuellement stimulants, pour l’auteur comme pour le lecteur, ils n’ont guère produits d’oeuvres inoubliables -un « plagiat par anticipation » comme Upside-down de Gustav Verbeek s’avérant fascinant dans la forme, mais rigoureusement inintéressant sur le fond-, à l’exception notable du travail de Lewis trondheim, seul auteur véritablement OuBaPien (avec Lecroart peut-être), réussissant à transcender les contraintes qu’il s’impose lui-même pour construire une œuvre personnelle. Pour le reste, l’OuBaPo apparaît comme une voie sans issue, une belle construction théorique malheureusement inefficace, car il semble que ces contraintes brident la créativité de la plupart des auteurs plutôt qu’elles ne leur permettent de s’épanouir. Résultat : peu d’oeuvres conçues dans de ce cadre expérimental ont su aller au-delà de la blague de potache, tandis que des projets non labélisés comme par exemple le travail autobiographique de Fabrice Neaud, les Acme novelty library de Chris Ware ou Monsieur Ferraille de Cizo et winschluss ont, elles, véritablement repoussé les limites du médium pendant la même période, et nous semblent donc plus à même aujourd’hui de motiver les réfractaires « à dépasser l’apparente simplicité des bandes dessinées ».