Des lettres sud-africaines, on connaît J.M. Coetzee ou André Brink, notamment. Karel Schoeman, né en 1939, n’a rien à leur envier : Retour au pays bien aimé, comme précédemment La Saison des adieux, témoigne d’un fabuleux talent de conteur. Conteur du néant : il y a dans ce Retour quelque chose du Désert des Tartares, du Rivage des Syrtes. Ce sentiment de rien, d’absence, le regard qui se perd sur une étendue infinie et immobile, sous un ciel désespérément vide. On trouve dans ses pages tout le cauchemar sud-africain. Schoeman a écrit ce texte en 1972, aux heures les plus sombres des politiques ségrégationnistes, alors qu’il luttait de tout son (faible) poids d’intellectuel contre l’apartheid. Tout ici est calculé, mesuré, pour une fois lâché acquérir une puissance d’impact maximale. Retour au pays bien aimé est ainsi un texte remarquable à plus d’un titre. On y est dans l’évocation des souvenirs « d’avant », avec ce qu’ils suggèrent de violence, politique, sociale. Tout l’art de Schoeman consiste à nouer sa trame narrative autour du sentiment, guidé par une écriture très libre, qui semble presque parfois incontrôlable. De là l’impression de puissance qui renaît derrière chaque description, portée par une violence contenue. Pour mieux assurer son emprise sur ses personnages, Schoeman joue sur la mémoire, balance sans cesse entre enfance et âge d’homme. Résultat : des individus plus vrais que nature, au milieu d’un pays désert, parfait symbole mortifère.
Entre le veld, le silence, la ruine du monde « d’avant », il n’y a plus place pour grand-chose. C’est ce que découvre George Neethling, revenu au pays pour vendre l’ancienne propriété familiale, laissée, croit-il, aux mains d’un régisseur depuis des années, plus exactement depuis le départ de ses parents pour l’Europe. Mais au lieu de la ferme florissante dont il garde en mémoire une image idyllique, il ne découvre que ruine et destruction. De Rietvlei, il ne reste rien : que des vieilles pierres et des herbes, le tout « battu par les vents, détrempé par les pluies, recouvert par le sable, tels les vestiges d’une civilisation disparue ». Autour, tout n’est que désolation, écrasée par un ciel infini. Pris en otage par une famille du voisinage, George s’enfonce dans leur nostalgie, se noie dans leurs espoirs avortés, se laisse aller, inadapté, incapable de comprendre quoi que ce soit à cet univers que ses parents ont su rejeter. Il est l’étranger qui revient plein de suffisance, de certitudes, celui que le sort a chéri, celui qui ne connaît pas la peur, celui qui va repartir et laisser derrière lui les rêves brisés de ceux qui, trop vieux, n’osent plus agir, tandis que les plus jeunes s’agitent comme des pantins. Ce qui permet aux gens de tenir, c’est la haine, la colère, la rancœur, la jalousie. Parfois, dans un vide de la conversation, planent les fantômes de ceux qui ont fait vivre ces terres et qui ne sont plus : c’est le moment où on honore les morts, où on maudit ceux qui sont partis. Tout est déjà terminé, il n’y a plus d’autre vie que les vestiges de ce qui a disparu.
Il y a de l’horreur dans les silhouettes que Schoeman distingue, traversant les terres arides, les granges abandonnées. Et quand les familles se rassemblent pour une soirée exceptionnelle, on sent tout ce que leur existence a de vain, de fané, de malsain. Dans la poussière du veld, tout est mort, la notion même de vie perd tout son sens. Retour au pays bien aimé, c’est un immobilisme de façade sous lequel la rage bouillonne mais qu’un trop-plein de terreur condamne au silence. C’est un roman du silence, de l’absence, une vitrine cauchemardesque posée au milieu des terres, la ruine de tout espoir, quand la nostalgie de l’enfance se trouve confrontée à une réalité complètement différente, infiniment brutale. Karel Schoeman sait exacerber les sentiments à l’extrême ; ainsi nous entraîne-t-il au fond de l’horreur, suffisamment pour faire entrer n’importe quel lecteur dans la réalité d’un univers qu’il ne connaît que trop bien, pour l’avoir toujours combattu.