Le dessin de Blexbolex n’est pas seulement beau, il est aussi intelligent. Il est en tous cas l’un des rares auteurs de la jeune génération (avec Jochen Gerner et l’expérience limite que représente son TNT en Amérique) à poursuivre à sa manière le travail de définition et de déconstruction de la ligne claire initié dans les années 70 par Joost Swarte et Ted Benoît. Cette entreprise se double ici d’une relecture de l’univers du film noir qui procède de la même démarche, dans une adéquation entre le fond et la forme tout simplement brillante, visant à n’en garder que les stigmates, les traces les plus prégnantes, pour en exposer paradoxalement la substantifique moelle, entre hommage et parodie.
Ainsi l’intrigue de L’Oeil privé n’a ni queue ni tête -mais c’était aussi le cas du Grand sommeil– et n’est qu’un prétexte car l’important, on le sait bien, est ailleurs: dans le va-et-vient des formes, qui produisait chez Hawks des images d’une beauté vénéneuse, et accouche ici d’une géométrie subtile qui doit autant à l’école Raw (Charles Burns, Ever Meulen) qu’aux maîtres affichistes et bien sûr à Hergé, dont l’influence séminale se retrouve dans la physionomie du personnage principal, sorte de Tintin (période chez les Soviets) à cou de girafe. Blexbolex use et abuse également des codes symboliques mis au point par le maître belge -tourbillon encéphalique, gouttes de sueur, étoiles de douleur- qui sont utilisés ici moins pour leurs potentialités expressives que pour leur impact purement visuel. Certains visages ravagés contrastent pourtant avec cette limpidité, de la même manière que les cases parfois se superposent ou se désagrègent.
Car le but du dessinateur consiste tout autant à reproduire fidèlement la propreté faussement naïve de la ligne claire qu’à faire voler en éclat ce système, ou tout au moins le confronter à d’autres. Ce jeu sur les codes trouve un parfait écho au niveau du récit, labyrinthique comme il se doit, et enfilant comme des perles les figures imposées du genre sans soucier de cohérence, jusqu’au final apocalyptique, flirtant avec la SF, comme dans En quatrième vitesse. Finalement, L’Oeil privé a tout de l’oeuvre post-moderniste type (détournement, jeux sur les codes, recyclage des formes), mais elle est réalisée avec un tel humour et une telle application qu’elle transcende la superficialité souvent blâmable de ce type d’expérience pour toucher à l’essence même des styles qu’elle détourne. Ah oui, et puis aussi: ce livre sent bon.