Au polar de facture classique, Leonardo Padura fait encore une fois le choix de mêler un récit construit comme un croisement d’ambiances : liberté de la Havane d’avant Battista, vestiges d’un monde disparu, heures sombres et rêves anéantis par les années de dictature, échecs sans appels. Il raconte les dollars, trop rares et pourtant nécessaires à la survie, les hommes qui ont choisi de partir et ceux qui sont restés, les nouveaux riches et les toujours pauvres, les fractures d’une société qui se décompose, la désillusion de ceux qui, depuis un demi-siècle, assistent à la débâcle sans cesser d’espérer. Les Brumes du passé, tout comme ses textes précédents (Adios Hemingway ou Vents de Carême), sont un témoignage, un portrait de Cuba, un état des lieux nourri de son histoire et, aussi, une question ouverte : quel avenir pour l’île ?
Il y a longtemps déjà que Mario Condé, autrefois inspecteur à la criminelle, a changé de métier. Il gagne désormais sa vie en rachetant de vieux livres : beaucoup de papier qui ne vaut pas grand-chose mais, parfois, une édition rare, un livre unique, un trésor. Les moments qui lui tordent les tripes ? Ceux où il entre dans des bibliothèques pour y choisir ce qui partira chez des collectionneurs ou des hommes d’affaire à l’étranger. Son rêve ? Reconstituer une bibliothèque cubaine idéale, une bibliothèque qui n’exclurait aucun titre imprimé sur place, preuve de la richesse culturelle du pays. Une illusion, sans doute, mais qui lui permet de tenir, dans cette ville de la Havane qu’il aime plus que tout, au milieu d’amis fidèles. En cet après midi de 2003 où il entre dans une villa coloniale d’un vieux quartier de la Havane, Condé comprend immédiatement qu’il vient de mettre la main sur un trésor. Ce qu’il ignore, c’est que les livres vont, une fois de plus, le conduire vers son ancien métier, la police. Car entre les pages de l’exceptionnelle bibliothèque de livres anciens qu’il vient de découvrir se cache un lourd secret que Padura dévoile page après page. Et avec lui, les nuits dans les cabarets de la ville, la langueur des années 50, les cigares, le rhum et les boléros, les chanteuses et leurs orchestres, la nuit cubaine, indolente et lourde.
Padura n’écrit pas un polar : il crée une atmosphère unique, laisse les images rejaillir du passé, exalte un art de vivre qui ne doit pas mourir. Une façon de rendre hommage à un pays qu’il n’a jamais envisagé quitter et dans lequel il a toujours, plus ou moins, joui de sa liberté d’expression : « J’écris avec une grande liberté – pas une liberté totale, mais une grande liberté tout de même, explique-t-il. Je traite pourtant de problèmes sociaux épineux dans mes livres. Tous mes livres ont été publiés à Cuba sans que la censure touche à un seul mot. Mais le fait est que l’on en parle à peine dans la presse cubaine. Je reconnais aussi que je réfléchis à deux fois avant d’écrire sur certains sujets. Mais, même dans ces conditions, je préfère vivre à Cuba. Partager les incertitudes, les carences, les restrictions du peuple cubain. Au milieu des gens qui sont la source de mon inspiration littéraire et humaine ». Et c’est bien ce qu’il fait : se nourrir de ce qui fait le quotidien de ses concitoyens, explorer Cuba. Ainsi découvre-t-on avec Conde les transformations de la ville, gangrenée par les trafics en tous genres. « Beaucoup de Cubains aujourd’hui ne croient plus en rien. Ils se limitent à vivre au jour le jour, à survivre jusqu’au lendemain, sans grandes considérations philosophiques, religieuses ou même morales ». C’est cette désillusion qui commande l’existence de la plupart des habitants de l’île. C’est elle qui interdit à la jeunesse toute projection dans l’avenir. Les romans de Padura ne se contentent pas d’agiter les images d’Epinal d’un Cuba de légende : ils portraiturent les bas quartiers de la ville, racontent un Cuba qui cherche son chemin entre vieilles idéologies et rêves capitalistes, embargo et ouvertures au monde.
Au-delà de la figure récurrente de Mario Conde, le principal personnage des romans de Padura reste ainsi la Havane. Sans elle, rien n’existerait. On la sent, on la vit, on la traverse ; Padura la charge de toutes ses couleurs, des clichés du passé (bars, concerts, musique, odeurs et chants) à la ville actuelle (sa misère, sa face obscure). Parce qu’il rêve « que les Cubains puissent vivre en paix et réconciliés, avec abondance, dignité et indépendance », parce que, « généralement pessimiste en ce qui concerne l’avenir de la planète », il se veut « optimiste concernant l’avenir de Cuba ; les Cubains méritent cet optimisme ». En attendant, il réveille les échos d’entre les pages des vieux livres de l’île, richesse culturelle, patrimoine littéraire. Il peuple son texte de fantômes étonnamment réels, force les portes des jours envolés. Leonardo Padura aime passionnément son pays ; c’est ce qui rend ses romans extraordinaires.