Bamako, c’est d’abord un dispositif de mise en scène inédit dans le cinéma de Sissako, mais qui ne se contente pas de cela, se laisse déborder toujours par une autre instance que l’on connaît mieux, qui est le style du cinéaste mauritanien. Autrement dit, voilà : à Bamako, dans une cour d’un quartier populaire, se tient le procès des grandes institutions financières internationales, FMI, Banque Mondiale, tandis qu’autour la vie se déroule comme si de rien n’était. Si le tribunal siège sur du mobilier de fortune (tables rustiques, chaises de jardin), en revanche ce qui s’y entend est de première importance : les rapports nord/sud, les grands maux de l’Afrique, mais aussi des questions économiques et politiques précises, étendues dans toute leur complexité. Si le procès est fictif, son agencement est quant à lui réglé selon la norme : plaidoiries, citations de témoins, débats contradictoires, rappels à l’ordre du président, etc. A quelques pas de là, Bamako continue à vivre : des femmes préparent la cuisine, d’autres teignent des tissus, un couple se marie, un autre se sépare, une petite fille est malade, etc. C’est la première réussite du film, cette double vitesse, cette adjonction de rythmes antagonistes qui, dans l’espace resserré de la cour intérieur, ouvre sur de singulières et aléatoires dispositions : cohabitent dans le même plan l’avocat du FMI et une femme qui remplit un seau d’eau en l’écoutant distraitement, derrière tel autre juge des chèvres passent, des gosses apportent les dossiers sur la table du président, une chanteuse part au travail sans un regard pour l’assistance.
Comment, dans une telle disposition, circule la parole ? Là encore, selon un double régime, et même un triple. Parole directe, immédiate, des témoins qui, selon qu’ils soient simples citoyens ou hauts responsables, livrent leur point de vue sans détour ; parole indirecte des magistrats, médiatisée par le langage juridique : plaidoirie un rien ampoulée de certains avocats, roublardise d’autres, etc. Et puis, troisième circulation, la course technique de la parole à travers les micros, qui la relaie pour d’autres auditeurs, qui ne siègent pas dans le public du tribunal, mais au-dehors, de l’autre côté du mur de la cour : au bout d’un fil pendouille un haut-parleur qui relaie les débats jusque dans la rue animée, dont on ne peut être sûr qu’elle y est indifférente. La multiplicité de la diffusion de la parole se heurte à la diversité des manières d’écouter et se fond en elle : dispositif compliqué du procès contre simplicité étrange de la réception, que Sissako filme si bien.
Ce n’est pas tout : il y a encore, dans Bamako, une séquence de western spaghetti jouée par une poignée internationale de mercenaires (Elia Suleiman, Jean-Henri Roger, Danny Glover), et une autre trouée de la sorte, les images d’émigrants perdus dans le désert sur la route de l’eldorado européen. C’est dire la variété et la richesse de ce film qui demeure lui-même partagé entre pessimisme sans retour et ouverture vivifiante et comme revigoré par cette rêverie juridique. Les témoins de l’accusation les plus lucides ne cessent de l’affirmer, dans la cour d’une ville pauvre d’un pays pauvre dans un continent pauvre : l’Afrique n’est pas victime de sa pauvreté, mais de sa richesse.