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Une décennie après Endtroducing, Dj Shadow revient avec un nouveau projet, qui comme son titre l’indique, le met en position d’outsider. Figure emblématique de ce que certains appellent fréquemment l’abstract hip-hop -cette marge musicale qui a marqué le milieu des années 90-, Josh Davis surprend sur ce disque, jusqu’à en désarçonner ses plus fidèles élèves et auditeurs. Sans oublier ses origines californiennes, auparavant associées aux rappeurs talentueux du collectif Quannum (Blackalicious, Latyrx…), il se (re)tourne aujourd’hui vers le courant à la mode sur la Bay Area, le hyphy, représenté par des rappeurs qui prônent la débilité dans le rap (« Go stupid, go dumb » clament Keak Da Sneak, Turf Talk, E-40…). Désireux sans doute de saisir cette nouvelle fraîcheur dans un hip-hop de plus en plus mis sous clé par le bling-bling clinquant et frais des sudistes, Shadow signe un album étonnant, biscornu, entremêlé de litanies abstraites qui lui sont propres et de beats électroniques diserts. En premier lieu, plongez vous dans les méandres du mini-hit underground 3 freaks interprété par Keak Da Sneak et Turf Talk, sans aucun doute le climax de l’album. Pressé à 2 000 exemplaires en dans un premier temps, uniquement sur galette microsillonnée, cet essai frappe fort, fait plaisir à entendre, en boucle et au casque si possible… Toutefois, le nappage sucré de ce gâteau ne semble pas se répandre dans toutes ses tranches, même si les rappeurs présents permettent parfois à Shadow de confectionner un mélange des genres où s’expriment ses deux entités musicales contradictoires, dans un bel esprit de communion sonore. Mais ce n’est pas suffisant…
Là où le bât blesse, c’est quand Monsieur Davis veut (ré)créer sur tous les plans. On parlait de sudistes justement. Lorsqu’il invite un David Banner qui grogne sur le décevant Seein thangs, Davis broie ses sons dans un sable mouvant à la démarche obscure, malgré une qualité de production irréprochable. Quand l’auteur d’Endtroducing veut se la jouer indie-rock sur Enuff et Erase you, il fait fuir nos tympans. Sans parler de l’horrible Backstage girl, track « cross-over » qui mêle rock & rap avec Phonte Coleman à la barre. Cette horreur foutue sur mesure pour les joueurs de djembé qui kiffent « la fusion » et Coldplay se mue trop vite en un tourbillon échoué sur une île de millionnaires qui veulent (re)devenir pauvres. Malgré de belles constructions, des mutations lucides et des atmosphères clairvoyantes (le 8 bit de Turf dancing featuring Federation, un volcan surprenant), le jus ne prend pas. Les fans de The Private press et d’Endtroducing glorifieront sûrement nombre de titres alambiqués (Artifact, des breakbeats et des guitares saturées qui volent la vedette aux synthés et aux ondes radiophoniques), bâtis avec délicatesse ou dureté. Néanmoins, Shadow change trop vite son fusil d’épaule pour être lumineux et agile tout le temps. Sur tous les plans, il pousse la fusion des genres vers une utopie trop élevée, même pour son talent. L’engouement de Davis est franc, sauf qu’il fait trop de pactes avec ses vision(s) adolescentes et ses exercices de style(s), trop pourléchés pour convaincre complètement. Alors bien sûr, il revient après dix ans de pilonnage musical et un chef-d’oeuvre (Endtroducing restera dans l’histoire de la musique du XXe siècle) et surtout une foultitude d’initiatives philanthropes, comme par exemples ses collaborations avec les platinistes Q-Bert et Cut Chemist. Mais ce n’est pas suffisant…
S’il arrive à immerger plusieurs minutes l’auditoire dans les treillis terribles des rappeurs de la Bay Area, il a malencontreusement le malheur de générer des velléités usantes, voulant trop souvent tremper son cerveau dans l’Amérique mise en poèmes par William Blake, celle où s’affrontaient Blancs et Indiens. Peace & Love, c’est ça le nouveau monde de Josh Davis ? C’est le cas avec le céleste instrumental Triplicate something happen, une respiration où arpèges de guitares séchées et oscillations de petits cris humains se perdent en euphonies, soutenus par des balancements de sons aériens. Jim Jarmush et Neil Young sont loin… Un cadre d’une grosse maison de disque passe et place son rictus dans le béton californien. Un fan de Coldplay applaudit… Et c’est reparti. Quand le délicat équilibre des constructions fonctionne, c’est impressionnant de force (3 freaks, on le répète). Malgré tous ces émois, la vigueur retenue et discrète de ce blanc inventif se perd en peau de chagrin et baigne dans l’engourdissement assommant sur nombre de tartines absurdes. C’est le cas avec The Tiger ou Dats my part featuring Q-Tip des Tribe Called Quest et Lateef, deux personnalités rapologiques qu’on a connues pourtant extrêmement lumineuses par le passé. Fin stratège des apparences, figure génésiaque d’un abstract hip-hop qui se perd en lambeau, homme d’affaire discret, chef de famille bourré de cauchemars, Davis n’a que partiellement calculé le mystère qui l’entoure depuis ses débuts. Ce prestidigitateur du double-sens, amphigourique et / ou rêveur, se livre énormément sur cet album. Parfois pour ne rien dire. En effet, ses (amis) invités l’entourent trop pressement. Tandis que Shadow se déguise en Indien blanchi, bourlingue entre trip-hop et world music de bas étage (avec Christina Carter sur le sirupeux What I have done – You made it), en producteur hip-hop puis en rockeur indie, il roule tantôt dans la farine universelle, tantôt dans la poudre plurielle… Truffé de solides références mais pas toujours de bons pylônes, The Oustider se laisse kidnapper par ses invités hippies, pour au final accoucher de productions adéquates, pour un résultat partiellement convaincant. Shadow s’interroge sur l’ère du temps, écoute beaucoup de nouveaux artistes. Il les invite à sa table selon son humeur, l’époque et la saison. Comment défendre l’alliance Shadow / Chris James sur Erase you ? Ici, James tente d’imiter Thom Yorke en se plantant un os dans la gorge. Totalement raté. Shadow avale les rockeurs sucrés sans pour autant accepter la fatalité de cette malédiction. Car c’est une malédiction. Le fait de pouvoir inviter n’importe quel rockeur fruité sur son album est une malédiction. The Outsider porte finalement bien son nom. Cet opus superbement produit est un album moyen, exécuté avec de gros moyens. Un come-back à l’américaine ? Bof.