Adapter Proust est une gageure à laquelle peu de cinéastes se sont confrontés (les projets de Visconti et Losey n’ont pas abouti, celui de Schlondorff n’est pas une réussite). Raoul Ruiz, entouré d’une galerie de comédiens talentueux (Catherine Deneuve, Emmanuelle Béart, John Malkovitch, Pascal Greggory, Vincent Perez et Marcello Mazzarella), présente une enthousiasmante version cinématographique du Temps retrouvé. Le réalisateur fait preuve d’une virtuosité incroyable dans la maîtrise du temps. Les multiples couches temporelles -quatre âges de la vie d’un homme- se mêlent et se répondent avec fluidité. Le temps qui passe, pour Ruiz, c’est dès le générique l’eau d’un torrent qui s’écoule, avant de devenir, dans la dernière image, un océan. Mais la virtuosité est ici tout sauf un exercice de style. Elle est là pour permettre au spectateur de rentrer dans la pensée proustienne : de mieux ressentir ce que chacun peut percevoir dans sa vie, lors de ces moments où l’on part, avec magie, dans le passé. Ainsi, lors d’un passage où Marcel Proust se trouve dans une bibliothèque, le bruit de la petite cuillère qui tourne dans sa tasse de thé le ramène à un voyage en train. Ruiz passe sans cesse du réalisme à l’imaginaire mental du narrateur sans aucune brusquerie. Une image, un son, une polyphonie de voix sont autant d’éléments qui nous entraînent d’un temps à l’autre. Les répétitions d’extraits de dialogues, les arrêts sur image ou les images surréelles permettent d’approfondir chaque temporalité particulière avec une grâce et une intelligence incroyables.
Alors, même si Raoul Ruiz a déclaré lors de la conférence de presse à Cannes : « Je ne suis théoriquement pas d’accord avec l’idée de compétition, car si on peut ordonner les films du meilleur au pire, cela veut dire que Dieu existe. Or, je me refuse à cette idée pour l’instant », il ne serait pas étonnant que les jurés du Festival le distinguent cette année.