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Elevé au rang de classique par une critique qui y trouvait une manière d’accepter que le hip-hop soit une « musique », Endtroducing, premier album de Dj Shadow paru en 1996, a fait son entrée dans le hall of fame des classiques sous la plume de critiques rock à qui le jeune Dj blanc, sympathique et disert en interview sert depuis d’alibi. Maître d’une musique instrumentale émotionnelle taillée à base de samples, Shadow est celui dont on célèbre alors la « composition », là où ceux qui hurlent leur rap depuis leurs ghettos new-yorkais n’ont pas droit à une ligne. Car il est vrai que lorsque paraît Endtroducing, entre l’assassinat de Biggie Smalls et celui de Tupac Shakur, le rap demeure un univers marginal. Traversé de personnalités troubles, de patrons de labels qui sont aussi des gangsters (Suge Knight, Master P…), cette musique fait plus parler d’elle pour ses règlements de compte sanglants que pour ses notes de musique. Mais Shadow, avec ses collages psychédéliques et ses montages sonores, qui piochent chez Marlena Shaw, Eddie Harris ou Fleetwood Mac, rend ce monde présentable. Une étrange confusion au sujet du titre Why hip-hop sucks in ’96 rajoute à l’aura du personnage : de nombreux journalistes égarés croient avoir enfin trouvé leur « mec du hip-hop » qui déteste comme eux les rappeurs. Leur caution, leur alibi, leur « artiste rap »… Dans ces mêmes magazines, on n’écrit pas une seule ligne sur Ready to die qui sort à la même époque, chef-d’oeuvre new-yorkais du véritable patron de cette musique, Notorious BIG. Nonobstant les mentions répétées que Shadow fait de ce disque en interview… Ainsi, durant une décennie, on aura préféré rapprocher ce Shadow de gens plus présentables, comme les anglais de Massive Attack ou le nippon Dj Krush. Pourtant, ses racines musicales ne sont pas à chercher dans le rythme cool du trip-hop anglais, de l’abstract hip-hop ou de l’electronica des années 90, mais bien dans un univers hip-hop déviant, peu fréquenté par les médias de masse. Avec ce bien nommé The Outsider, Josh Davis, b-boy californien élevé au gangsta rap de la côte, semble enfin révéler qui il est et d’où il vient.
Et c’est précisément pour cette raison que les rythmiques incompressibles du hyphy sur-violent qui baigne actuellement ce coin des Etats-Unis explosent sur The Outsider, contrairement à ce que peuvent en penser certains médias qui voient déjà dans ce disque un « virage rap ». Il n’y a pas ici de virage rap, pas même de virage tout court, ce disque s’insérant parfaitement dans la discographie d’un b-boy élevé au son des ondes californiennes, entre le patois déglingué de E-40, le pimpin’ outrancier de Too Short, les UZIs de NWA et les excès discographiques de quelques gangsters locaux. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, au lieu d’aller se chercher une caution voyante du genre Kanye West comme cela se fait couramment dans l’industrie, Shadow est allé fureter du côté des zones grillées de sa contrée. Il y a trouvé quelques types qui comptent parmi les plus cramés de la région, gangsters, dealers et accessoirement rappeurs qui rôdent en bas de son quartier. Turf Talk et Keak Da Sneak, vagabonds underground totalement inconnus et qu’il invite sur le monument 3 freaks sont tout sauf des types recommandables. On est loin ici des sympathiques rimeurs de son écurie Quannum, mais ces bandits appartiennent tout autant à la culture de Josh, un musicien qui a fait ses premières armes de Dj dans des block-parties à la réputation louche comme un million de Dj. Et au passage, Shadow, armé d’une science de la production et d’instruments de mesure que peu possèdent, semble donner des leçons de production à certains de ces metteurs en sons approximatifs dont le style dépend généralement de la qualité des drogues qui arrosent le quartier. Son dancefloor à lui, de Turf dancin’ à Keep’em close, est juste jouissif, terriblement bien produit et redoutable.
Et si le rap est pur sur The Outsider, Shadow s’illustre également dans les écarts stylistiques qui le sont tout autant, taillant sur Broken levee blues un blues sans additif et sur Artifact un funk-punk qui ne vise rien d’autre que le punk le plus brut. A l’exception de quelques tourneries fatigantes qui, sous couvert de cross-over mélangent bêtement rock et scratch, guitares et samplers (Backstage girl), on dirait que The Outsider parvient à définir chacune des influences non-coupées qui entrent, depuis le début, dans les compositions de Shadow. A cent lieues des pataugeoires sonores sans cohérence de The Private press, ce subtil alliage d’instrumentations live et d’implants électroniques vient percuter les idées reçues concernant son auteur. Shadow n’est peut-être pas brillant à chaque note, et on passera sur certains titres comme la mascarade Erase you chantée par l’anglais Chris James, mais ce nouvel album révèle les points d’ancrage d’une culture hip-hop labyrinthique et semble délivrer les plans des constructions passées. Aussi, s’il y a fort à parier qu’une partie des inconditionnels d’Endtroducing sont déjà en train de vomir et qu’on peut disserter des heures en termes subjectifs sur la qualité des harmonies, ce disque est pourtant indispensable pour comprendre comment, un jour de 1996, a pu naître entre les doigts de Shadow la merveille Endtroducing. The b-boy document, yo…