Pauvre Suikoden V, qui va bien vouloir de lui, coincé entre deux mammouths RPG, Dragon quest VIII d’un côté, dont la distribution en Europe constitue à elle seule un événement en soi, et Final fantasy XII de l’autre, en plein pré-buzz avant sa sortie début 2007 ? Dernier épisode d’une série qu’on dit sur le déclin, techniquement à la traîne et esthétiquement terne, Suikoden V n’a pas grand chose pour lui. Alors il utilise la méthode Coué, se passe lui-même la pommade -puisque aucun joueur sensé ne voudrait le faire à sa place- par l’entremise de ses personnages super enthousiastes. Et notamment Lyon, une adolescente de 14 ans, garde du corps (!) du héros du jeu, prince de sang royal suffisamment inconscient pour choisir comme protecteur une gamine d’un mètre cinquante plutôt qu’une armoire à glace de 120 kilos. « Oh que c’est joli, par ici ! », s’exclame-t-elle à chaque fois que l’on découvre un nouvel environnement. Non, ici, ce n’est pas « joli » a-t-on envie de lui rétorquer, lorsqu’on se retrouve face à d’immenses bâtiments grisâtres, architecturés façon Playmobil et qui feraient passer le plus hideux des ensembles HLM du 9-3 pour un hôtel quatre étoiles, situé juste à côté d’une plage paradisiaque des Caraïbes.
Etre à ce point à côté de la plaque, c’est un peu embarrassant, forcément. Suikoden V est manifestement mal à l’aise avec le fait d’être un RPG 3D, d’être contraint de produire des cut-scenes qui tentent tant bien que mal de dissimuler l’abyssale pauvreté des décors, et à côté desquelles les cinématiques du dernier Dragon quest semblent avoir été réalisées par un Tsui Hark shooté à la coke. Normal, Suikoden V est un pur RPG 2D, maladie un peu honteuse dont les symptômes sautent très rapidement aux yeux : gameplay d’un classicisme absolu, fréquence à la limite de la démence des combats aléatoires, objectifs d’une inégale clarté, allers-retours innombrables, villes et villages sans logique architecturale, map simpliste et fonctionnelle, sans vraiment de repères et qu’on ne parviendra d’ailleurs jamais à apprivoiser complètement. C’est bien simple, on se croirait revenu quinze ans en arrière. Suikoden V n’arrive jamais à assumer pleinement ce statut, parce que ça ne fait pas très « moderne » sans doute, ni même à en tirer une partition qui jouerait la carte de la nostalgie tongue-in-cheek. Et c’est bien dommage, parce que derrière un habillage un peu crasseux se dissimule une multitude de petits trésors qui signent la fin de la traversée du désert pour une série en état de disgrâce.
C’est quoi, un RPG japonais ? Une histoire, un univers, un voyage, des personnages, un système… Marquez des points dans une de ces catégories et la partie est presque gagnée. Pas si difficile, finalement. Ce qui fonctionne, ici, c’est la parfaite adéquation entre les gimmicks Suikoden -la constitution d’un bataillon de personnages hétéroclites, les « 108 étoiles de la destinée » dont la plupart font l’objet de sous-quêtes, les pauses STR qui ont le mérite d’exister malgré leur exécution un peu brouillonne- et son intrigue, riche et passionnante. Prince déchu, le héros du jeu prend la tête d’une armée rebelle pour chasser du trône le fourbe seigneur Godwin qui a massacré sa famille pour s’emparer du royaume matriarcal de Faléna. Pas d’empereurs impérialistes et mégalos ou de démons endormis depuis des millénaires que des mages un peu timbrés auraient la mauvaise idée de vouloir ressusciter. Un peu de « magic », tout de même, à peine, juste pour assurer le quota minimum de délires fantasy. Suikoden V fait dans le soap guerrier choral, avec ce qu’il faut de tractations, de rebondissements, de retournages de vestes et de diplomatie, pour se situer en marge des clichés habituels du genre, généralement peu prompt à se remettre en question. Old-school sur la forme, Suikoden V se démarque sur le fond, n’hésitant pas à retranscrire tous les à-côtés un peu rébarbatifs que peut revêtir une reconquête du pouvoir : le prince voyage beaucoup, à gauche, à droite, parfois pour rien -certains caciques n’acceptent pas toujours de s’allier avec le héros dès la première rencontre-, tourne en rond, essaye de recruter le moindre pécore en costume de guignol, change de partenaires, et finit toujours pas revenir vers son château où son général en chef -une jolie blonde déguisée en meneuse de revue qui semble adepte des plaisirs saphiques- lui donne de précieux conseils stratégiques.
D’où une impression de structure un peu lâche, d’une progression brinquebalante qui donne une -fausse- sensation de liberté, qui s’apprécie d’autant plus qu’une grande majorité de RPG japonais semblent désormais avoir choisi la voie de l’autoroute en ligne droite. Il n’y a jamais vraiment de climax, vos amis vous trahissent, vos anciens ennemis se joignent à votre cause, et on recommence, jusqu’au prochain donjon ou jusqu’à la prochaine bataille. Ca n’est pas très important, finalement, puisque le point névralgique du jeu, c’est bel et bien le château du prince, une forteresse évolutive, qu’on customise avec des statues, des tableaux et même des « bonsais » (sic) ramassés sur les champs de bataille, qui se peuple, peu à peu, de tous les mercenaires que vous êtes parvenus à recruter. Sans qu’on sache vraiment si la présence de tel personnage ou de tel objet est le fruit de nos efforts ou du déroulement naturel du jeu. Limité aux frontières d’un seul et unique pays -alors que la plupart des RPG japonais vous offrent un monde entier à explorer-, Suikoden V est un RPG pour pantouflards qui glorifie le simple fait de retourner au foyer, reflet tangible de votre progression et de vos expériences, base de données interactive, trophée qu’on s’exhibe à soi-même, avec une petite pointe de fierté.