Jonathan Littell avoue s’être accordé tout le temps qui lui semblait nécessaire pour rédiger en français son premier roman, interrompant du coup sa carrière dans l’humanitaire. Fils du journaliste Robert Littell, mondialement célèbre pour ses romans d’espionnage, il publie aujourd’hui cet énorme roman de guerre qui s’impose d’emblée comme l’événement de cette rentrée littéraire 2006. Il est bien sûr tentant de le rapprocher des romans de Littell père, dont il partage la qualité de documentation ; on pense également à la tradition du grand roman de guerre, celles des Nus et les morts de Mailer, de Kaputt de Malaparte ou des journaux de Léon Werth et de Ernst Jünger. Les Bienveillantes instaure cependant une mécanique tout à fait personnelle pour traiter d’un sujet mille fois rebattu. Le roman se présente comme les mémoires du Dr. Maximilien Aue, ancien officier de la SS, miraculeusement échappé du siège de Berlin et reconverti dans l’industrie dentellière. L’homme aurait également survécu à une balle reçue en pleine tête sur le front de Stalingrad, ainsi qu’à une farce puérile commise sur la personne du Führer… Autant dire que le Dr. Aue n’a jamais existé, ces prétendus mémoires n’étant pour l’auteur qu’un stratagème efficace afin de plonger le lecteur au cœur du système national-socialiste. Dans une courte mise en bouche composée de statistiques glaçantes et d’ironie distante, notre bon docteur nous met en garde : ni remords, ni compassion. « Si jamais vous arriviez à me faire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
Recruté par la SS dès l’université, Aue a intégré le SD, une cellule interne de la SS, indépendante de l’Etat et spécialisée dans les questions de sécurité. Des Aktionen (ces massacres perpétrés dans les villages pour faciliter l’avancée de la Wehrmacht) à sa collaboration directe avec Eichmann pour obtenir de la main d’oeuvre juive valide, son parcours épouse jour après jour la mise en place de la solution finale. L’effroyable projet du Reich s’impose du coup à nous d’une manière radicalement différente de celle qu’on trouve dans les livres d’histoire. « On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d’expliquer ce qui s’était passé, de l’inhumain. Mais l’inhumain cela n’existe pas. Il n’y a que de l’humain et encore de l’humain ». Le Dr. Aue lui non plus n’existe pas, mais ce qu’il donne à voir reste tragiquement réel et irréversible. Témoin hors norme de l’ignominie nationale-socialiste, il est à la fois personne et tout le monde, Speer et Himmler, Hitler et Mengele (qu’il rencontre à Auschwitz, son brassard de la Croix-Rouge en évidence). Loin de la figure du salaud ordinaire (son mal est ailleurs), il est à la mesure de l’ambition du livre : faire sombrer le lecteur dans la logique froide et rationaliste du IIIe Reich en brisant le prisme des explications consensuelles. Au bout de ces 900 pages lues d’un trait, on ne peut que s’incliner : la mission est accomplie. Authentique petit monument, Les Bienveillantes est plus que le chef-d’oeuvre annoncé : le charme malsain qu’il dégage est carrément addictif, voire jouissif.