Même s’il n’est pas très réussi, ce roman de Morgan Sportès a au moins pour mérite d’évoquer l’épopée maoïste en France sans la complaisance narcissique dont ceux qui y ont participé font souvent preuve -souvenez-vous du ridicule Tigre en papier d’Olivier Rolin. Sportès y va sans prendre de gants et, avec un franc-parler rafraîchissant, montre dans toute sa splendeur la débilité abyssale de la « pensée-Mao » et le délire de ses thuriféraires français de l’époque. L’échec du livre, lui, tient principalement à son incapacité à choisir son genre : son côté thriller tombe vite en quenouille, et son aspect roman d’idées demeure inabouti. Reste l’intention, celle de s’appuyer sur la thèse historique selon laquelle les maoïstes européens auraient été manipulés par les services secrets américains pour nuire à la Russie et déstabiliser le gaullisme.
En 1975, quatre ans après l’autodissolution de son groupuscule maoïste, Jérôme s’est embourgeoisé et mène une vie paisible entre sa femme, son job d’éditeur et son nouvel appartement à Montmartre. Alors qu’il flemmarde dans un grand magasin parisien, il tombe sur un ancien membre du groupe : c’est le début d’un harcèlement visant à lui faire reprendre les armes pour assassiner le flic qui, quelques années plus tôt, a tué l’un de leurs camarades (on reconnaîtra des éléments inspirés de l’affaire Pierre Goldman, comme l’évocation de cet enterrement-monstre où la foule suit le cercueil en brandissant des portraits de Mao ou Enver Hodja). A défaut, ils révéleront les crimes non prescrits commis par Jérôme lorsqu’il était activiste… Cette trame à la Lucas Belvaux n’a rien d’original, mais elle est efficace. Avec Jérôme, figure-type du repenti, Sportès bénéficie du point de vue idéal pour revisiter les aberrations du maoïsme français. Et il n’y va pas de main morte : tout y passe, des comportements fanatiques aux lâchetés intellectuelles, de la vision sectaire du monde aux illusions infantiles (« la révolution achevée, les pissotières seraient en or »), du culte de la personnalité au jargon délirant du marxisme.
Non sans cruauté, il met en exergue des chapitres (effet facile, mais imparable) quelques extraits des textes pondus à l’époque par Henric, Sollers, Guyotat ou encore l’impayable Maria-Antonetta Macchiocchi, maolâtre hystérique qui s’extasiait devant les grands magasins chinois exclusivement dédiés à la vente des portraits du Grand Timonier… Dans le même genre, on trouvera un amusant pastiche de critique littéraire d’avant-garde (« Nous refusons que le public se laisse manipuler par les structures fascisantes d’un récit conventionnel qui n’a d’autre but que d’annihiler le sens critique du lecteur », lancent en chœur les membres d’un comité de lecture à qui Jérôme soumet le manuscrit d’un polar à l’ancienne) et quelques piques lancées aux idoles de l’époque, de Sartre à Foucault et Althusser, humoristiquement fondus par l’auteur en un intellectuel imaginaire nommé Tropinambourg, sorte de caricature ultime du philosophe postmoderne engagé et « dérangeant » (on pense beaucoup au Jean-René Bridau de Fabrice Pliskin dans son excellent roman L’Agent dormant).
Quant à l’aspect « géopolitique » du roman aurait intéressant si Sportès l’avait traité plus subtilement. Au fur et à mesure que resurgit son passé et que se referme sur lui le piège tendu par ses ex-camarades, Jérôme découvre que la prolifération des groupuscules maoïstes dans la France de l’après-68 doit peut-être moins à la nécessité historique qu’aux plans de la diplomatie américaine. « En Hollande et en Suisse, des groupes maos ont été créés de toutes pièces par la CIA, pour pénétrer les autres groupements gauchistes, dont la Bande à Baader, et déstabiliser les partis communistes » ; n’en a-t-il pas été de même en France, avec son PCF tout-puissant et son De Gaulle un peu trop indépendant ? « Les maos et divers autres groupes gauchos ont-il été, naïvement pour la plupart, des créatures des services secrets yankees ? ».
Passionnante, cette question de la manipulation des sectes gauchisantes dans le contexte de la Guerre froide débouche hélas dans Maos sur une dernière partie proche du grotesque, avec une théorie du complot ultralibéral machiavélique qui aurait utilisé les groupuscules gauchistes pour accélérer l’avènement de la mondialisation financière et le triomphe de la marchandise… C’est peut-être une allégorie, mais c’est tout de même très lourdaud. De même, l’espèce de jeu sur la barrière entre fiction et réalité que met au point Sportès (Jérôme découvre le manuscrit d’un thriller qui raconte exactement l’histoire qu’il est en train de vivre), banal et convenu, pollue l’intrigue principale d’une manière très incongrue. En définitive, Maos est un roman raté mais intéressant : raté parce pas très fin, mal foutu et achevé n’importe comment ; intéressant parce qu’explorant sur le mode de la fiction une période qui a jusqu’ici surtout donné lieu à des souvenirs d’anciens combattants contents d’eux et parce que s’emparant de la question de ce qu’il y avait derrière le maoïsme, au-delà des apparences. Un mauvais roman dont on a envie de conseiller la lecture, ça n’arrive pas si souvent.