Il n’y a pas de délai, aussitôt que s’ouvre le nouveau film de Brunot Dumont, avant d’identifier un territoire (géographique, de cinéma) que ses trois autres longs-métrages (La Vie de Jésus, L’Humanité, Twentynine palms) avaient très intensément arpenté. Ce territoire (géographique) est le paysage terreux du nord ; ce territoire (de cinéma) est la pente abstraite et mythique qui le fertilise. Sans délai on peut s’impatienter devant Flandres, qui refilme exactement, au champ près, à l’arbre ou au chemin près, ce qui l’a déjà été auparavant : le paysage écrasant du Nord, cette terre venteuse et noire sillonnée par la marche aveugle et obstinée de personnages du coin, taiseux. Le plan-signature de Dumont apparaît au bout de quelques minutes : un vaste champ sous un ciel lourd, que traverse un homme seul, minuscule dans ce paysage disproportionné, écrasant, où la masse céleste pèse sur lui de tout son poids, immense tache, ample couvercle. Et puis refilmer encore les mêmes étreintes, les coïts glacés qui unissent le temps d’un râle, de trois soupirs, les visages inconnus qui peuplent ses films. Impression immédiate que Dumont refait le même film, recommence La Vie de Jésus, réédite L’Humanité. Aussi le problème du cinéma de Bruno Dumont, Flandres en livre aisément et vite la formule, qui n’est pas une surprise, on la connaît bien.
Le problème Dumont, ce n’est pas, ou bien pas seulement, que le cinéaste de film en film semble répéter les mêmes procédés pour obtenir les mêmes effets. On avait eu la désagréable surprise à Cannes (où Flandres avait obtenu le grand prix) de voir plusieurs cinéastes -Kaurismäki, Almodóvar dans une certaine mesure et Dumont, donc- piétiner sans avancer, refaire les mêmes films que les précédents. Signe d’une fatigue évidente pour un Kaurismäki, dont Les Lumières du faubourg semble composé de chutes de son Homme sans passé. Comme Dumont est un cinéaste plus compliqué, le problème l’est tout autant. Car davantage qu’une redite, Flandres est un film qui achoppe sur les mêmes apories que les autres. S’il leur ressemble, il est toutefois fort différent à cause de son épisode central qui perfore le remake déguisé de L’Humanité et La Vie de Jésus. Cet épisode central est par bien des aspects stupéfiant. Alors que l’on suit le bourru Demester pris dans un triangle amoureux ouvert dont une fille étrange, Barbe, et un autre type, Blondel, forme les autres pointes, survient l’appel et Demester et Blondel partent à la guerre, loin. Là commence le meilleur du film, puisque enfin Dumont file vers un ailleurs radical, qu’il sait infiniment mieux appréhender que l’Amérique de Twentynine Palms. Ce qui frappe, ici plus que jamais dans un film de Dumont, c’est la puissance du cinéaste, cette manière de faire exister en trois plans non pas une guerre (même si le conflit évoque spontanément la guerre d’Algérie, ou celle d’Irak), mais la Guerre elle même. Dumont sculpte cette majuscule brillamment, sans moyens, dans le minuscule, mais par une mise en scène anti-spectaculaire autant que saisissante (la grande scène des soldats pris sous le feu d’un ennemi invisible, qui renvoie immanquablement à Full metal jacket). Après ce long et éprouvant intermède, où deux épisodes scellent le destin du film (un viol collectif, l’abandon par Demester de son compagnon blessé), retour au Nord, où vient s’accrocher le troisième volet de ce triptyque.
On peut désormais formuler le problème Dumont, de ce cinéma puissant mais toujours inabouti, qui complique toute évaluation. Quelque chose ne marche pas chez Dumont. Quoi ? Sans doute ceci : dans sa pente abstraite (les gros blocs antithétiques que constituent, ici, le Nord comme image de la déréliction / la Guerre en soi ; ou bien le ciel, la transcendance / la terre, la pesanteur, la force tellurique de la contingence), s’introduisent des éléments narratifs (la rivalité autour de Barbe, le viol vengé) et psychologiques (la disponibilité amoureuse de Barbe, la jalousie de Demester qui décide d’abandonner son rival à l’ennemi par vengeance) qui au lieu de graisser les rouages, de faire avancer la machine vers une résolution des conflits par des choix radicaux (transcendance ou contingence, mysticisme ou matérialisme, etc.), finissent par prendre l’ascendant sur eux et les laissent dans une impasse, irrésolus. La tension entre ces deux pentes (abstraction / narration-psychologie) se relâche sous l’effet de leur trop grande disparité, au lieu de l’effet attendu par le cinéaste : une contamination. Le seul film de Dumont où cette dialectique entre ces deux instances fonctionnait mieux, c’est L’Humanité : là, l’élément extérieur venu bousculer l’affrontement des deux blocs céleste et terrestre prenait la forme d’une enquête, d’un récit pur, catalogué cinéma de genre, et qui agit selon ses lois propres, et non, comme ailleurs, comme un agent arbitraire ayant la fonction précise de se glisser dans un combat de Titans, dans le tiraillement mythologique où se repoussent mutuellement ciel et terre.
Voilà pourquoi on peut à la fois reconnaître comme une absolue évidence la puissance radicale de la mise en scène de Dumont et rester loin, très loin de ce cinéma. Quelque chose est mal dit chez Dumont, mal formulé, il manque un truc. Mais quoi ? Un troisième terme ? Lequel ? Il semble n’y avoir pas de solution. Flandres, impressionnant cul de sac.