Les premiers romans de Serge Brussolo ont fait l’effet d’une bombe dans le paysage endormi de la science-fiction française des années 80. Véritable phénomène d’édition, il aurait pu être l’écrivain majeur dont le genre avait tant besoin pour tourner la page gauche écolo des années 70 (Andrevon, Fremion, Bernard Blanc, Larzac, US go home ! et tutti quanti). Sauf que non, Serge Brussolo n’a pas fait école. Loin de là. La réédition récente de ses romans chez Vauvenargues et en Omnibus-SF (Cauchemars parallèles) confirme l’inventivité d’un auteur unique, intarissable, inclassable et finalement resté secret, mais témoigne aussi d’une évidence : le meilleur représentant de la SF en France en a également été le fossoyeur.
L’homme a débuté sa carrière avec des nouvelles dans des fanzines. L’expérience porte rapidement ses fruits puisque l’une d’entre elles figure bientôt au sommaire de l’anthologie de jeunes auteurs Futurs au présent (1979, Denoël) et se voit récompensée par le Grand Prix de la SF française. Sa carrière est définitivement lancée avec la sortie de son premier recueil, Vue en coupe d’une ville malade* (1980, Denoël), qui décroche à son tour le Grand Prix. D’une grande qualité d’écriture, l’aspect littéraire et intellectuel des textes publiés dans la prestigieuse collection « Présence du Futur » semble alors l’inscrire dans la droite ligne d’une SF « à la française », plus préoccupée par la virtuosité des jeux sur le signifiant que par la dimension romanesque de ses intrigues, en d’autres termes : chiante. En apparence seulement, car d’entrée de jeu, Brussolo fascine.
Souvent comparé à Ballard, Brussolo revendique pour sa part des influences non SF : Mandiargues, Robbe-Grillet et Beckett, et tous les écrivains de l’Absurde, Raymond Roussel, Vian, Queneau, Perec… Depuis le début, il excelle à brouiller les pistes : « Je crois que mon seul point commun avec Ballard est que je me préoccupe de questions artistiques et raconte l’histoire d’artistes. Suis-je pour autant ballardien ? Car si on va plus loin, on peut s’apercevoir que des tas de gens ont traité ce thème avant lui, notamment Proust. Il reste à savoir si Ballard est proustien ou, dans l’optique du lecteur de SF, Proust ballardien ! Tout est donc une question de références et donc arbitraire ».
D’un point de vue formel, sa science-fiction ne ressemble effectivement à rien de connu. Abandonnant à d’autres les oripeaux technologiques d’une SF hi-tech, il préfère toujours partir des situations les plus banales du quotidien. Chez lui, tout est déjà pourri dès le départ et la narration ne fait que reculer un peu plus loin les limites du pire. Sadique, il pousse l’entropie du système jusqu’au vertige. Le décorum SF des recueils Vue en coupe d’une ville malade* et Aussi lourd que le vent* (1981) n’est qu’un leurre : ce ne sont que cauchemars successifs, dressant chacun à sa manière le constat d’une société prison devenue un immense corps malade, un espace social ravagé, transformé en chaos dans lequel le lecteur n’est qu’un fétu ballotté au gré des visions démentes de l’auteur.
Portrait du Diable en chapeau melon* (1982) développe ce principe aux dimensions d’un roman dense et asphyxiant… Voilà trente ans des enfants ont été enfermés dans la nursery bagne de Funnyway. Un vieil ordinateur central gère des robots nourrices qui s’occupent des prisonniers comme s’ils étaient toujours des bébés. Les fausses nurses continuent de les changer, elles les abrutissent de biberons drogués, en même temps qu’elles les encouragent dans leurs jeux et dans l’apprentissage du langage. Quand ils ne sont pas sages, elles les terrorisent en leur racontant que Cacouna, le terrible diable au chapeau melon, va venir pour leur manger la cervelle.
« Chez « Présence du Futur », j’ai très vite rué dans les brancards en faisant des choses comme Sommeil de Sang ou Le Carnaval de fer qui étaient une rupture dans le ton de la collection. Et comme j’avais besoin d’écrire beaucoup, car je ne peux me restreindre à un bouquin par an, il me fallait un éditeur capable d’absorber une large production, et donc travailler avec de grosses machines ; il n’y en a pas cinquante ». Car le débutant qui n’osait pas faire ce qu’il voulait est très vite devenu un auteur confirmé qui décide d’abandonner le format » nouvelle » pour rejoindre l’écurie Fleuve Noir, mais sans pour autant quitter Denoël (pas fou) puisque les deux éditeurs acceptent de le publier simultanément, il joue à la fois dans le registre esthétique et intellectuel de « Présence du Futur » (Procédure d’évacuation immédiate des musée fantômes*) et dans celui des purs romans d’action de la collection « Anticipation ».
Dès lors, il est saisi d’une frénésie boulimique d’écriture, sa production s’emballe. Il enquille les titres, les uns après les autres, mois par mois, cinq à six romans par an, à tel point que le fan le plus fidèle ne sait bientôt plus où donner de la tête. A la manière d’un Stephen King, le nom de Brussolo devient synonyme de label : utilisation de personnages récurrents (le fameux Docteur Squelette), aventures réunies en cycles, clins d’oeil, usage de pseudonymes plus improbables les uns que les autres (Zeb Chillicote, Kitty Doom, D. Morlock, Akira Suzuko). Ses titres font tâche (Le Rire du lance-flammes, Enfer vertical en approche rapide ou encore Ambulance cannibale non identifiée) et participent pleinement de son succès populaire. Son imagination semble sans limite. Sa puissance d’invocation est si forte qu’elle lui permet souvent de faire tenir la matière de plusieurs romans en un seul paragraphe. Cette capacité d’invention envoûte littéralement et demeure intacte encore aujourd’hui à la relecture.
Dans Les Lutteurs immobiles* (1983), le gouvernement décide de faire la chasse au gaspi en couplant les hommes à des objets, dont ils devront assurer la conservation à leur corps défendant. C’est simple, si jamais l’objet est endommagé, l’homme qui en la charge éprouvera un dégât corporel équivalent. Une simple éraflure, la moindre fissure peut dès lors très rapidement se transformer en fracture. Mieux vaut, dans ces conditions, être jumelé à un char d’assaut plutôt qu’à une collection de faïences anciennes.
Ajoutez à cela, un usage immodéré du sexe et de la violence, voire un climat de violences sexuelles généralisées, et l’on comprend l’enthousiasme délirant des lecteurs, alors même que coté critique, les spécialistes sont pour le moins sceptiques. Brussolo ne fréquente pas le milieu de la SF héxagonale, son succès est incompréhensible. Il crée d’inévitables jalousies. De plus, l’homme est bourru. Il est globalement détesté par ses pairs et le leur rend bien. Non seulement, il parvient à étouffer d’un coup toute la vieille garde des auteurs du Fleuve (comment pouvait-on encore lire n’importe quel Caroff ou Maurice Limat à la suite d’un Brussolo ?), mais aussi il ridiculise les prétentions nombrilistes d’une SF intello branchouille et, dommage collatéral, carbonise littéralement les quelques rares téméraires talentueux parmi ses contemporains qui pouvaient légitimement suivre sa voie (Michel Honaker, Joel Houssin, Daniel Walther…). Quand, dans les années 90, il se désintéresse de la SF pour s’orienter vers la littérature générale (La Moisson d’hivers), le thriller (au Masque, Gérard De Villiers) et les récits pour la jeunesse (rencontrant l’incroyable succès que l’on sait avec la série Peggy Sue chez Plon), il laisse le genre exsangue, moribond derrière lui. La nouvelle génération d’auteurs qui prend la relève (Bordage, Lehman, Ayerdahl, etc.) mettra pas loin d’une décennie pour sortir de l’impasse où Brussolo avait conduit l’anticipation française.