On est juste un peu en retard pour vous parler de gros bateau-là, qui vogue la galère de l’indifférence depuis quelques mois déjà, mais non, il n’est pas trop tard, il ne sera même sûrement pas trop tard à la fin de l’année, quand ce disque trônera tout en haut de la pile, et dans dix ans non plus, quand on fouillera les grandes choses de notre ère. Un film, Danielson : A Family movie, de JL Aronson, a récemment vu le jour, on y voit Steve Albini, Rick Moody, l’ami (et ex Famile member) Sufjan y déclarer leur amour au fou et à ses frères et sœurs, et il fera peut-être son office, si ce disque, ce foutu disque, cet énorme disque ne suffit pas, et poussera Daniel Smith, aka Brother Danielson, et sa grande œuvre (déjà sept albums pour la Famile, Tri-Danielson, Brother Danielson, Danielson tout court), vers la postérité et les débats à la Maison Blanche. Pourquoi ? On va peut-être oublier les costumes sur scène, les infirmiers et les infirmières ou l’arbre fruitier, les affres mystiques (Smith se définit comme un chanteur chrétien, oui), on va peut-être oublier le rock alternatif, on va peut-être oublier les concerts communions et les frères et sœurs qui se battent pour taper sur les woodenblocks devant le micro, cette théâtralité étrange qui fait toujours ressembler la musique du groupe à un spectacle scolaire de fin d’année. Mais une chose est sûre : on n’oubliera pas les chansons de Daniel Smith, on n’oubliera pas les chefs-d’oeuvre qui jalonnaient déjà Brother is to son, on n’oubliera pas ce foutu Ships, chef-d’oeuvre dans tout son corps, d’un bout à l’autre.
La chose est aussi incroyable qu’elle était annoncée : Ships a toujours été, depuis le premier jour, un gros truc : plein de gens, plein de mots, plein de chansons. Un sujet beau et con, l’amitié, une métaphore, la camaraderie sur les bateaux, quand le voyage s’étale long comme la vie, et un procédé de fabrication ad hoc : que des amis, pleins d’amis, ensemble longtemps, qui doivent tenir le cap d’un disque sur l’amitié. Tout le monde (Deerhoof, la Famile au grand complet, Stevens, l’arrangeur Ted Velykis) met la main à la pâte, tout le monde regarde du même côté. Le résultat est très gros, de corps comme d’envergure, de vista, évidemment, mais jamais pandémique, jamais éléphantesque. Non, le big band est élastique, plutôt, limpide, hyper énergique. Smith dit avoir tout composé, dans son coin, avec chacun des participants en tête, et tout le monde trouve effectivement exactement sa place, même Greg Saunier et sa bande de Deerhoof, pourtant pas évidents dans le monde fragile et très singulièrement excentrique de Danielson. Les chansons, étagées, lézardes et barges, encore, sont sans hésiter les plus lisibles, les plus chouettes jamais écrites par Smith, qui affine son sens si particulier de la mélopée, des progressions d’accord, ce truc un peu magique et unique, un peu fanfare de l’école, un peu Yes, un peu Beatles, un peu Shaggs ou Beach Boys. Longue montée de chœurs chorégraphiée (Two sitting ducks), bombasses de power pop tordue aux mélodies tourbillonnantes (le single Did I step on your trumpet, inspiré par un petit malheur d’enfants, When it come to you I’m lazy), pur extase pop adolescente pour-dire-merci-à-ses-amis (le fabuleux final Five stars and two thumbs up).
Et puis, on pourrait l’oublier, du rock, droit dans les yeux mais complètement de traviole dans ses chaussures en caoutchouc. Incroyable en effet comme, sous le tapis de cette voix folle, aigue juste avant l’asthme, et les costumes d’arbre fruitier, donc, qu’on devine jusque dans les claquements des trompettes et la guitare sèche, la musique de Smith, sans perdre une once d’excentricité, de juvénilité, est devenue sérieuse, efficace, rentre-dedans, folle mais posée, rock de rock, sexy même. Des signes avant-coureurs jalonnaient depuis toujours, un peu de Led Zeppelin dans la potion magique et les grimaces, mais c’est, selon un gars du R*ck est M*rt, plutôt dans les interjections, ces « tchik » que Smith lance souvent dans l’écho court qui habille sa voix, qui relance les chansons en l’air, la puissance collective, et c’est là que tient tout le rock de l’affaire. Une chose est sûre, Smith ne s’est pas planté sur ce coup-là. Sa symphonie sur la camaraderie, amis qui jouent et amis dans les mots, est un pur ravissement pop, un grand disque sauvage, une folle course contre l’oubli, un pavé de 2006 pour la postérité. Un truc immense.