Toile de fond omniprésente chez Savage : le Montana. Dans Le Pouvoir du chien, déjà, ainsi que dans La Reine de l’Idaho, cette terre déserte et son histoire constituaient sa plus grande source d’inspiration. Rue du Pacifique ne fait pas exception à la règle. Dans la ville de Grayling, à l’aube du XXe siècle, Savage s’attarde sur le monde disparu des éleveurs, sur les paysages qu’ils parcourent, pour ce qui restera son dernier roman (il est mort en juillet 2003, à l’âge de 88 ans). Sur le mode de la saga, il oppose deux familles, deux figures locales, deux passés, deux visions du monde, deux natures. Le Grand Ouest est un mythe et Savage s’attache à son souvenir, exaltant à la fois la beauté et l’âpreté des paysages, sans oublier les caractères forgés par la nature de ceux qui, habitués aux lieux, y ont construit quelque chose. Ici l’homme ne domine pas : il subit ce qui l’entoure, ignorant ce qui l’attend, incapable de lire les signes qui l’environnent. Les indiens, parfois, figures récurrentes de sagesse chez Savage, parviennent encore à prédire ce qui doit arriver ; encore faudrait-il qu’on les écoute, ce qui n’arrive jamais. A l’origine des familles du roman, on trouve des chercheurs d’or californiens, autour des années 1860 ; certains de leurs fils ne purent trouver de place, évincés par des frères aînés trop présents : ils furent condamnés aller vivre ailleurs. Le Montana apparut alors comme un véritable Eldorado, un endroit où s’installer, fonder une famille, recommencer quelque chose.
Ainsi arrivèrent à Grayling John Melten et Martin Connor, deux héritiers de bonnes familles. Propriétaires terriens, les deux hommes construisent la ville, chacun à sa façon. L’un en installant un hôtel pour les représentants de commerce qui sillonnent le pays grâce au chemin de fer, l’autre en bâtissant une banque. En voilà assez pour faire d’eux des notables reconnus. Et si l’argent coule moins à flots chez les Melten que chez les Connor, il n’empêche pas les deux familles de vivre sans difficultés. Jusqu’à ce que la chance tourne : sécheresse, tempête, hiver, famine et faillite. C’est la ruine des Melten, le naufrage des illusions. Tandis que John et son épouse survivent tant bien que mal, leur fils Zack part combattre en Europe. Les nouvelles sont rares, mais il va bien et s’est découvert une passion : la radio. Ignorant ce qui se passe chez lui, il ne découvre la vérité sur la ruine familiale qu’en rentrant. Sa mère est morte ; père et fils doivent réapprendre à vivre ensemble, au ban de la bonne société de la ville. Jusqu’à ce que surgisse Anne Chapman, beauté fascinante, indienne intouchable, incarnation de tous les fantasmes : elle est aussi celle qui refuse d’épouser le riche fils Connor, lui préférant le discret Zack Melten. Deux hommes, deux façons de voir l’existence. Et des tensions exacerbées, jusqu’à une soirée mémorable qui défraiera la chronique, dans une ville bridée par ses conventions. Faillites personnelles, alliances contrariées, Rue du Pacifique reconstruit l’histoire de Grayling autour d’un schéma classique, avec les figures dominantes de deux familles, les pères d’abord, leurs fils ensuite. Des figures remarquables, toujours sauvées, quand elles le méritent, par des femmes. On salue la justesse du ton, la finesse des descriptions. Et on regrette ce texte soit le dernier de Thomas Savage.