Cee-Lo et Danger Mouse ont choisi d’intituler leur duo Gnarls Barkley, en hommage au basketteur américain Charles Barkley. Lequel a réalisé plus de 10 000 « rebonds » en près de quinze ans de carrière NBA (soit une moyenne de 12,5 par match), au point de rafler le surnom de « Round Mound of Rebound ». Dans ce sport, le « rebond » est une prouesse consistant, pour un joueur, à récupérer la balle après qu’elle ait manqué sa cible (le panier). Rebondie, la musique de Gnarls Barkley l’est. Abondamment. A la première écoute, leur hit Crazy semble être à la pop ce que la sphère est à la géométrie : une figure parfaite, sans accroc, rassurante dans sa généreuse épaisseur. Choeurs bulleux, basses arrondies, beats bombés, chant de nourrisson bien nourri, Crazy se respire d’abord comme un ballon d’air frais. Sauf que ledit ballon a beau tourner en boucle sur tous les iPod du globe, il ne tourne pas rond. Il est crazy. Insolemment, démesurément gonflé. La voix de Cee-Lo, notamment, derrière ses rondeurs de nounours Haribo, est striée de fêlures, de bosses, de cicatrices. Tout sauf des larmes de croco. D’ailleurs, les gros ont ceci de supérieur qu’ils ne peuvent mentir très longtemps. Quoi qu’ils chantent, leur surplus est pour ainsi dire révélé par leur voix : sans même avoir vu leur photo, on sait, en les entendant, que Barry White, Solomon Burke, De La Soul, Baby Huey, Franck Black, Louis Armstrong ou Tekilatex sont volumineux, et qu’ils assument sincèrement cet excès. Cee-Lo est de cette race de chanteur expansif, dont la volubilité touche parce qu’elle s’incarne et se chante dans un corps au diapason.Malgré ou plutôt grâce à cet argument de poids, à cet organe vocal hors du commun, Gnarls Barkley évolue, le temps de trois chansons, en apesanteur. Mais si Crazy, St Elsewhere (la chanson) et Smiley faces flottent ainsi dans les airs, c’est parce que leurs arrangements respectent, en plus des mélodies célestes qui sortent de son gosier, l’espace vital de Cee-Lo. Discrets, sobres, entre Motown 60’s, gospel futuriste et R&B minimaliste, ils n’empiètent pas sur le pré carré du chanteur, mais le servent avec une épatante modestie.
Malheureusement, qui dit rebond dit, à un moment donné, rechute. Sur la plupart des titres de St Elswhere, le ballon, dès lors que Danger Mouse en alourdit le volume orchestral, retombe aussi vite qu’il était monté. A ce titre, un morceau comme Just a thought est emblématique. Chant, mélodie, paroles valent bien ceux de Crazy : même ampleur d’interprétation, même détresse derrière le vernis euphorisant. Le diamant est pourtant plombé par la pyrotechnie de Danger Mouse, dont le big beat évoque un Fatboy Slim en surrégime. D’enrobé, St Elswhere en devient un disque glouton, obèse, presque grossier. Ce qui était gonflé devient, à force de gonflette, gonflant. Les tentatives de fusion drum n’bass / gospel / hip-hop (Gogo gadget gospel, Transformer, Necromancing, Storm coming) ou rock / dance (Gone daddy gone) ne prennent pas, si ce n’est du poids. Ailleurs (On line, Who cares), la rythmique toc de Danger Mouse évoque une sécurité trip-hop inodore, ronflante plus que renflée, terriblement terre à terre.
Bref, s’il ne marque que trois paniers non litigieux, ce ballon d’essai a au moins le mérite de rendre la balle au chant, dans une communauté mâle afro-américaine tétanisée, depuis près de trente ans, à l’idée de chanter. Depuis le triomphe du disco puis de Michael Jackson, émettre vocalement des sons mélodieux est un acte que s’interdisent la plupart des rappeurs, qui ne s’y aventurent que par samples ou featurings interposés. Les rares à s’y risquer (Mos Def, Outkast, Quannum) n’osent le faire sur la longueur d’une chanson, encore moins d’un album. Quant au « renouveau R&B », ses héros sont principalement des héroïnes (Beyoncé, Kelis, Aaliyah, Amerie…), les hommes brillant davantage derrière les manettes du studio que derrière le mic, sauf exceptions (D’Angelo, Me One, certains titres de R. Kelly). Ironie de l’histoire, les chanteurs noirs les plus décomplexés, les plus habités de l’époque sont affiliés, sans doute à tort, à ce qu’on appelle le « rock indépendant » : comme TV On The Radio, Gnarls Barkley, groupe proche des Gorillaz, cite les 80’s britanniques (reprise des Violent Femmes) et séduit, pour l’heure, un public anglais, majoritairement blanc. Le succès de Crazy parviendra-t-il à inverser la tendance et à réinstaller le chant mâle au centre des préoccupations de la communauté noire-américaine ? Espérons-le. Car, qu’importe son nom (soul, gospel, rhythm’n’blues), la balle est potentiellement trop belle pour ne pas être rattrapée au bond.