Rarement, l’art contemporain n’a eu droit de cité sur nos consoles, ou alors sous la forme d’un recyclage graphique en forme de hold up pop : on a bien vu quelques clins d’œil à l’univers de H.R. Giger dans Turrican ou Contra 3, soupçonné quelques baconneries dans l’univers torturé de Silent Hill et reconnu la patte Moëbius dans la série des Panzer dragoon (à laquelle il a partiellement participé). Manquait donc un coup d’essai décisif pour faire rentrer l’Art dans l’étroit port cartouche. Une initiative qui requiert bien sûr le courage (l’opportunisme ?) d’un éditeur et l’abnégation (compromission ?) d’un artiste suffisamment « de son temps » pour assister à l’arrivée d’une oeuvre d’art au pays des pixels et des high scores.
Nous sommes en mars 2005. Un éditeur, Nintendo, annonce la sortie imminente d’Electroplankton, un nouveau jeu… qui n’en est pas un. De quoi s’agit-il ? D’un « Touchable media art » crée et réalisé par Toshio Iwai, personnalité inconnue du monde du jeu, mais plasticien multimédia renommé pour ses installation mêlant image et sons. Très vite, les early adopters de la console tactile font d’Electroplankton un objet de hype. Plus que ça même : un zen toy conceptuel et volontiers underground -pour preuve, les ventes au japon ne dépassant pas les 6 000 copies. N’empêche, Nintendo enfonce le clou lors d’une présentation en grande pompe à l’E3, accompagnée d’un mix en live de DJ Dave Holland. Largement de quoi interpeller le gamer moyen. Et d’imposer Electroplankton comme le nouvel étendard de la DS touch ? Le principe du jeu ou non-jeu de Toshio Iwai : dix tableaux et autant de races de créature. Chaque créature et son écosystème produisent une gamme de sons déclenchés par l’interaction du joueur, le plus souvent tactile. Dans le tableau « Luminaria », par exemple, le joueur crée un parcours fléché comme une partition avant de laisser des planctons et leurs tempos respectifs le parcourir, ceux-ci produisant à chaque étape de leur parcours une note de piano. Dans un autre tableau, « Hannenbow », le joueur oriente le lancer de petite créature dont le ricochet sur une plante produits une mélodie changeante en fonction de l’inclinaison des feuilles. Certains tableaux permettent même d’enregistrer sa propre voix, de la déformer. Qu’on ne s’y méprenne pas : Electroplankton n’a rien d’un studio multipiste ou d’un sampler bas de gamme. Voilà donc une expérience étrange dont l’épure, radicale, a instantanément divisé le public des gamers en deux camps : un « audio visual toy » d’un nouveau genre pour les uns et un non-jeu prétentieux et suitant l’ennui pour les autres. Un point pourtant semble mettre tous les pros et les anti d’accord : Le caractère absolument unique et inédit de cette pratique du jeu vidéo sur console.
On aurait pu, façon playlist -le verso de la jaquette du jeu ressemble à s’y méprendre à celle d’un CD audio-, établir un inventaire au cas par cas des dix planctons qui peuplent le jeu, mais ce serait passer à côté de ce qui fait l’intérêt même du « produit » : la stimulation du goût pour l’exploration. Et une forme poétique d’isolement sonore, comme en témoigne la paire d’écouteurs fournie avec le jeu. A ce titre, l’appellation « audio visual toy », le rapproche de la fonction la plus noble du jouet, sans pour autant l’infantiliser. Il ne faut pas chercher dans Electroplankton quelques vertus musico-pédagogiques car, comme le jouet, il instruit par le geste. Electroplankton a quelque chose à dire sur les relations entre le geste de l’enfant et le son, la découverte des premières sensations naturelles (la première chute d’une pierre lancée dans une mare, le son du souffle qui entre et sort d’une bouteille de verre, la fréquence aiguë provoquée par le glissement d’un doigt humide sur les rebords d’un verre, etc.). Ce que Toshio Iwai met en scène n’est que la redécouverte de ses sensations primaires constitutives de la perception du monde et de la connaissance innée de ses lois physiques et de ses règles acoustiques. Mais Electroplankton ne se réduit pas seulement à un simple mimétisme organique brillamment mis en image et en son. A travers certains planctons, c’est une autre loi que Toshio Iwai invente en donnant une propriété acoustique à un mouvement. Comme si l’on entendait la fuite des têtards à l’approche d’une barque ou la plainte des éponges arrachées à leur roc par la marée. Enfin, se dégage aussi du jeu un amour de la robotique et de l’automatisation, comme l’illustrent les tableaux « Rec-Rec » ou « Beat Nes ». Loin de se réduire à une conception accidentelle et organique du son, Electroplankton stimule aussi le plaisir du rythme binaire et de la boucle entêtante… jusqu’à la transe. Voilà finalement un voyage intime au coeur du geste, de l’image et du son, auquel aucun rythm game ne nous avait préparé.
Le jeu vidéo se pose parfois de drôles de questions. Adulée ou méprisée, la création de Toshio Iwai (comme Animal crossing ou Nintendogs) a rapidement été étiquetée « non-jeu », parce que sans objectif précis à atteindre et sans mise en situation donnée. On imagine assez bien du reste quel pourrait être le verdict du testeur gavé de RPG et de beat’em-all médiéval : Electroplankton est court. Electroplankton est répétitif. Electroplankton est un trip. Un non-jeu, vraiment ? A moins qu’en respectant la fonction première de tous les jeux vidéo qui comptent, c’est-à-dire faire naître un nouveau sens à partir d’un geste antique, Toshi Iwai ne soit justement, au contraire, le géniteur d’un vrai nouveau concept vidéoludique.