Les éditions Nuit d’Avril rééditent Bestialité, un court roman de Jean Rollin, le cinéaste et romancier bien connu des amateurs de vierges fraîches aux dents pointues. Jean Rollin, cinéaste culte, qu’on ne finit plus de présenter, est également écrivain, on le sait moins. Déjà auteur d’un bel hommage à Gaston Leroux (Aujourd’hui Gaston Leroux – Le Terrain Vague / Eric Losfeld, 1970), c’est tout naturellement qu’il s’oriente au début des années 80 vers le milieu littéraire, lorsque le désintérêt des distributeurs et la raréfaction des salles spécialisées pour diffuser ses films l’obligent à s’éloigner de la scène cinématographique. La publication des Deux orphelines vampires lui permet de prendre la direction de la collection Frayeur des éditions Fleuve Noir, suivront Poche Revolver Fantastique (éditions Florent-Massot) et les Anges du Bizarre (Belles Lettres), où il réédite des classiques introuvables du roman noir à la française (André Héléna, Claude Ferny, Guy de Wargny, etc.). En plus de ce travail éditorial, il est également l’auteur d’une vingtaine de romans (La Petite ogresse, Monseigneur Rat, Enfer privé, etc.). Bref, largement de quoi constituer une « oeuvre » au sens où on l’entend dans les salons et asseoir confortablement l’écrivain qui va avec.
Mais qu’on le sache (pour ne plus y revenir), en littérature comme au cinéma, Jean Rollin conserve ce rythme si particulier qui fait à la fois son charme et sa marque de fabrique. Comme toujours chez lui, mieux vaut ne pas être pressé. Son écriture romanesque ne s’encombre d’aucune des règles propres au genre. Pas d’effets de style, aucun suspens, une narration simplifiée à l’extrême, tout concourt au dénuement d’une intrigue prétexte qui ne vaut de toute façon que pour le pouvoir évocateur des images qu’elle invoque : un manoir de Sologne, les nuits de pleine lune, une adolescente aux cheveux noirs qui se baigne nue dans un étang, une malédiction, une bohémienne, des cris dans la nuit, des traces de sang au petit matin, etc. L’auteur agence les pièces de son petit théâtre d’ombres et de porcelaine comme le garçonnet ses petits soldats sur le champs de bataille. » S’interroger sur la valeur littéraire du style de Jean Rollin constitue un faux problème, tout comme palabrer sur les prétendues défaillances techniques de ses films », note à juste propos Pascal Français dans la très pertinente étude qu’il lui a consacré (Jean Rollin, cinéaste / écrivain, Editions Films ABC, 2002). Ce qui compte c’est l’impulsion esthétique purement émotionnelle qui s’en dégage. Autrement dit, l’important c’est d’y croire. Laissez-vous prendre par la main, Jean Rollin vous entraîne dans son sillage pour vous présenter à ses deux nouvelles amies : Elisabeth et Sita.
« Elisabeth était grande. Elancée. Blonde à ravir. Son corps pulpeux se devinait sous la robe très simple mais de haute couture qu’elle portait à même la peau ». Quant à Sita, c’était une « jolie petite indienne au corps enfantin et au sourire espiègle ». Entre la blonde et la brune, le jeu est simple : « Je suis ta soeur, Elisabeth, mais je suis aussi une chienne… je suis le dogue ! Sita la belle et Sita la bête ». Monsieur Rollin joue à la poupée. On connaît le goût de l’auteur des Demoiselles de l’étrange et des Deux orphelines vampires pour les grandes fresques feuilletonesque du XIXe siècle. Bestialité braconne plutôt sur les terres d’Ann Radcliffe, de Jane Eyre et des sœurs Brontë. Il s’agit d’un roman gothique à base de lycanthropie, mais plus proche du « nouveau roman » que du fantastique traditionnel. Tout y est faux, au sens que tout y est stéréotype, étrange, naïf, pathétique et exalté. Les sentiments sont surjoués, l’érotisme forcément sauvage, le journal intime plein de secrets inavouables, et les caresses des deux petites amies, un bien innocent rempart pour se protéger des menaces d’inceste paternel qui planent sur les jeunes filles aussi sûrement qu’une présence maléfique rôde dans les combles du château. Les demoiselles rolliniennes n’en finissent pas de courir pour préserver leur virginité. Il y a toujours chez elles un refus touchant de la sexualité adulte qui les contraints à s’enfoncer toujours plus loin dans les profondeurs labyrinthiques de l’inconscient. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’écrivain, cette pudeur désuète, ces manières de couventine qui n’a jamais vu le loup, chez un réalisateur qui signait pourtant dans les années 70 d’authentiques films X (Pénétrations vicieuses, Lèvres entrouvertes, Phantasmes, Suce-moi vampire), sous le pseudo de Michel Gand ou Gentil.
Rien de tout cela en l’occurrence. Pas plus de pornographie, que de surnaturel ou de littérature. La langueur mélancolique des personnages contamine le récit et son lecteur, sans trop savoir comment et où il va, même si qu’importe, puisque tout est déjà écrit d’avance. La linéarité et l’économie narrative ne signifient nullement pauvreté d’écriture, mais flagrant délit de vagabondage, pilotage automatique au gré des fantasmagories de l’auteur. Bestialité n’est qu’une nouvelle variation autour d’images éternelles qu’il n’a eu de cesse de réinventer à l’infini au fil des livres et des films. L’amateur est en terrain connu. La silhouette d’Elisabeth » debout, dans sa robe blanche, fine élancée, longiligne. Tout en haut de la colline. Assis à ses pieds, le dogue noir humait l’air, à la recherche d’on ne sait quel vent du large… » peut renvoyer dès lors à l’une des plus belles scènes de sa filmographie, la première apparition de Brigitte Lahaie dans Les Raisins de la mort, elle-même vibrant hommage à la vénéneuse Barbara Steele dans Le Masque du démon de Mario Bava. La boucle est bouclée. Jean Rollin persiste et signe. C’est toute sa force.
Alors, comme d’habitude, certains se laisseront portés par la poésie insolite qui se dégage de cette écriture somnambulique, tandis que les autres, une fois de plus, auront beau jeu de se demander ce qu’ils font là. Qu’à cela ne tienne, l’écrivain cinéaste a d’autant plus de mérite qu’il n’a jamais forcé personne. Depuis le temps, sachons-lui gré de n’avoir jamais rien concédé de son imaginaire intime, malgré les dénis, le mépris et les insultes de ses contemporains. Merci Monsieur Rollin. Amitiés sincères et fidèles.