Indéniablement, Wimbledon green est le meilleur livre de Seth, presque totalement libéré de l’auto-fiction geignarde qui imprégnait le Commis voyageur -pathétique blues du businessman-, pour rentrer de plain-pied dans la fiction, et au-delà, la légende. Wimbledon green retrace en effet la construction d’un mythe, déployant, ce qui ne gâche rien, un humour qui faisait défaut aux précédents livres de Seth. La référence à Citizen Kane vient évidemment à l’esprit: même forme documentaire, même portrait choral d’un personnage complexe -si ce n’est que ce dernier vient ici ponctuellement apporter sa vision des événements-, mais la comparaison s’arrête là. On ne trouve pas chez Seth d’équivalent au « Rosebud » de Welles, explication univoque de la personnalité du grand homme sur le mode: « s’il est si méchant c’est parce qu’il a perdu son joujou », et le mystère est loin d’être totalement levé lorsque l’on referme le livre, offrant à Wimbledon Green une forme d’immortalité. Par ailleurs, Seth n’a pas choisi la facilité d’évoquer la vie grandiose d’un industriel, d’un artiste ou d’un soldat, mais d’un collectionneur de bandes dessinées. Et c’est là la suprême ironie de son projet: associer l’infiniment grand – la noblesse d’âme de Green -avec l’infiniment petit- le milieu mesquin et régressif des collectionneurs, Seth n’ayant pas pu s’empêcher de s’auto-caricaturer sous les traits de l’un d’entre eux.
L’univers de Wimbledon green -petit bonhomme moustachu, dont l’apparence rondouillarde contraste avec les manières hiératiques-, est en effet celui fort peu romantique des librairies d’occasion et des ventes aux enchères, dans lesquelles il affronte ses semblables, Waxy Coombs et autres « very fine » Findley. Mais son assise financière et la finesse de ses jugements sur l’histoire de la bande dessinée lui valent les meilleures acquisitions et la jalousie de ses pairs. Qui est vraiment Wimbledon green ? D’où tire-t-il sa prodigieuse collection et ses connaissances encyclopédiques ? Pour tenter de répondre à ces questions, Seth convoque une savoureuse galerie de personnages, collectionneurs, libraires, et critiques -toute ressemblance avec des personnes existantes, etc.-, mais surtout un éventail de formes narratives impressionnant et ludique: si l’ensemble est composé de témoignages, le récit prend aussi l’apparence du feuilleton d’aventure à la Mandrake (« The Green ghost », dans lequel Green, flanqué de son pittoresque domestique hindou, part à la recherche d’un comic introuvable), du catalogue (« Morceaux choisi de la collection Wimbledon Green »), ou de la conférence (« Une causerie de Wimbledon green »). C’est d’ailleurs grâce à ce segment que l’on découvre le véritable talent de Green: en cherchant à dénicher « un sens profond à ces contes peuplés d’hommes masqués et d’animaux anthropomorphiques » (sic), il offre à l’amateur de vieilles bandes dessinées le statut d’esthète. Seth s’amuse là à bâtir une réalité alternative sans doute conforme à ses désirs: un intérêt aussi approfondi pour les comics de l’âge d’or, dont la valeur de certains atteindrait des sommes faramineuses, est bien loin d’exister en réalité. Car, au-delà de l’exercice de style, ce qui suinte de ces pages, c’est l’amour du patrimoine oublié des littératures graphiques, minoré du fait qu’elles se sont longtemps adressées en priorité aux enfants. La forme même de l’ouvrage fait écho à cette profession de foi et témoigne d’un perfectionnisme que ne renierait pas Chris Ware (à qui le livre est dédié), qui rend d’autant moins excusables les erreurs de lettrage de l’édition française. En matière de dessin, Seth évolue ici vers un miniaturisme aussi épuré que léché qui évoque dans le trait certains dessinateurs du New Yorker, et contrairement à ce que dicte cette apparente simplicité et l’avant-propos – pénible exercice d’auto-dénigrement -, il faut bel et bien prendre son livre au sérieux. La fin en témoigne, sublime, offrant un surcroît d’humanité à une figure qui appartient, pour paraphraser Green lui-même, à cette élite de personnages qui continuent de vivre au-delà des pages.