Promesse tenue : Bled number one, deuxième long-métrage de Rabah Ameur-Zaimeche après Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? confirme le talent singulier de son auteur, qui revient avec un film étrange, assez insaisissable, objet singulier et décalé. Si Wesh wesh, filmé dans une banlieue française, avait dévoilé un vrai regard de cinéaste, assuré, risqué, Bled number one, entièrement tourné en Algérie, amplifie nettement et approfondit les propositions de cinéma, dans sa forme à la fois rigoureuse et déroutante, sa manière d’embrasser mille questions sans la redondance d’un didactisme inutile, et de proposer mille manières de les aborder. Les deux films sont reliés par le personnage de Kamel, interprété avec charisme et gravité par RAZ lui-même, qui dans Wesh wesh revenait d’Algérie après avoir purgé une double peine et qu’on laissait courant dans les bois, poursuivi par un flic -deux coups de feu étaient tirés, mais on ignorait ce qui arrivait à Kamel : la mort ? une expulsion, encore ? Aussi Bled number one, où le personnage revient au bled, peut tout aussi bien se situer avant ou après. Les films ne se font pas suite, ils s’enroulent autour l’un de l’autre en une boucle où la fin de l’un peut raccorder avec le début de l’autre, et vice versa, comme un cercle qui déjà exprime la fatalité d’un destin.
Ce qui impressionne immédiatement, dans Bled number one, est la variété et la vaillance des choix de mise en scène, qui s’accroche à une veine documentaire (plans volés à la sauvette dans la rue) pour mieux bondir vers un romanesque tout en rétention et rebondir du côté d’un impressionnisme d’un lyrique tellurique, s’échapper toujours et puis faire des pauses : par deux fois le film s’arrête, le temps pour Rodolphe Burger d’intervenir guitare en main au milieu des câbles et des rallonges électriques posés à même la colline, près de Kamel comme recueilli ou K.O., qui sait. Deux séquences magnifiques qu’on dirait appelées par le personnage et par le film lui-même : besoin de calmer le jeu, de prendre la mesure de ce qui s’offre à l’oeil et à l’esprit, de se tenir au plus près d’une inquiétude qui tenaille et surtout au plus près de la terre, qui inspire et respire. Dans une grande économie de moyens et de mots, le film évoque par sa forme mutante un désarroi universel et intime. Et s’échappe aussitôt d’un quelconque rapport à l’actualité, forcément étouffant. Ici point de barbus, mais des « desperados » rasés ; point de longs discours sur la condition des femmes mais un passage presque halluciné dans un hôpital psychiatrique où règne une joie étrange, et s’improvise un concert. Et pendant ce temps les hommes jouent aux dominos, c’est tout.
Tourné en DV, monté avec hardiesse, le film est aussi un remède contre le néo-académisme DV que l’on voit partout sévir : Rabah Ameur-Zaimeche s’exprime naturellement avec ce support, en se passant de toutes les afféteries qui pourrissent les films en numérique, cette espèce de catéchisme d’heideggeriens de supérette où la présence des choses, captée en tremblotant comme si la mobilité de l’outil dispensait de tout regard, suffisait pour faire advenir une vérité en fait complètement préconçue en tant qu’image et parasitée par le commentaire qu’elle suggère. Il est rassurant de voir comment ces dernières années deux jeunes cinéastes très éloignés, RAZ et Wang Bing, ont su empoigner spontanément ce support (ni l’un ni l’autre n’ont d’expérience en argentique) et lui faire sortir ce qu’il a de meilleur : la disponibilité aux lieux, aux corps, aux événements, des beautés inattendus, des manières de narrer ou de documenter aérées et faussement désinvoltes, une résistance relax à la poésie bidon. Réussir, en un plan tout simple et une poignée de mots, à laisser en suspension une hypothétique histoire d’amour, à évoquer la fatalité de l’exil et à faire sentir le poids du monde sur les épaules d’un personnage. Puissance de l’élémentaire, de la simplicité. Ce qui, dans Bled number one définit un style, et plus encore.