James Blackshaw est un inconnu ou presque. Sa musique est jusqu’à présent introuvable ou presque. Prédire que ce jeune homme de 24 ans est en passe de rentrer dans le club très fermé des grands compositeurs de folk n’est pourtant pas un vœu pieux, pas plus que n’est une vue de l’esprit le fait de dire que la découverte de ce guitariste constitue un séisme majeur dans un monde dont les points cardinaux pourraient s’appeler John Fahey, Robbie Bãsho, Berth Jansch et Davy Graham. On ne sait donc pas grand chose de James Blackshaw, sinon qu’il habite dans une petite ville du Kent (Bromley) au milieu de ce que l’on appelle le « jardin de l’Angleterre ». Il y a encore cinq ans, il jouait avec Luke Younger, aujourd’hui moitié de Birds Of Delay (avec Steven Warwick), duo sauvage de drone / noise issu de la scène bouillonnante de Leeds. Depuis, James s’est mis sérieusement à la 12 cordes, a appris le cymbalum et la tamboura, joue de l’harmonium, d’un ensemble de percussions et de pédales d’effet, s’amuse à désaccorder des cordophones pour les transformer en koto, aime passer des heures à regarder le ciel en écoutant des disques par milliers. Avec une préférence avérée pour les 70s : Popol Vuh, Träd Gräs och Stenar, Sonny Sharrock, Charlemagne Palestine… et de la musique gamelan et nord indienne, plein. Musiques écoutées, comprises et assimilées qui circulent depuis librement dans ses mélodies envoûtées. La liste des gens avec qui James Blackshaw a joué en solo ou s’apprête à jouer pourrait encore lui servir de portrait chinois : Josephine Foster, Marissa Nadler, Peter Wright, Agitated Radio Pilot, Taurpis Tula, Simon Finn, Sir Richard Bishop, Sharron Kraus et bientôt Jesse Sparhawk ou encore Bird by Snow et Sean Smith, deux artistes west coast dont on reparlera bientôt.
On cite souvent l’ombre de Sandy Bull et de Robbie Bãsho pour évoquer le travail de James. On ergote parfois sur les affinités esthétiques supposées qu’il pourrait entretenir avec tel songwriter plutôt qu’un autre, ce qui l’oppose à tel guitariste et le rapproche de tel autre. On remarque systématiquement qu’il s’est doté d’une technique impressionnante de fingerpicking. On peut dire encore que James Blackshaw s’est construit à l’ombre des grands actuels (Steffen Basho-Junghans, Ben Chasny, Harris Newman, Glenn Jones, Jack Rose, Gary Lucas et Jozef van Wissem…) un style singulier et une patte sonore aisément identifiables : des progressions et résolutions mélodiques impeccables, des effets d’emballement métronomique voire krautrockesque, de la reverb très souvent et un type de cordes à l’éclat toujours très métallique qui évoque sinon le pianoforte du moins des instruments à table d’harmonie du type psaltérion, tympanon… On peut enfin ajouter que cette oeuvre s’est construite fissa (cinq albums depuis Celeste en août 2004) et dans la plus grande discrétion (uniquement des tirages à moins de 500 exemplaires). Alors lorsque Important Records a décidé de presser les quatre longs morceaux de O true believers en des quantités rendant enfin audible la musique de James, on s’est dit que ce label devait faire œuvre de service public.
Et pourtant, aurait-on dit tout cela que l’on serait dans le vrai mais encore bien en-deçà de la vérité. Après tout, qu’importe la supposée maîtrise technique de James, qu’importe les papillonnements de doigts et les enchassements de mélodies à la limite de l’intelligible de Spiralling skeleton memorial : le folk a vu bon nombre de techniciens doués d’une âme de poète avant lui. Le folk est même un terreau fertile pour cette variété de musiciens. Qu’importe l’école musicale à laquelle James peut appartenir : John Fahey aurait-il osé une cadence aussi entraînante que sur le dernier morceau, O true believers ? A-t-on jamais laissé pénétrer autant de lumière dans un morceau de folk ? Blackshaw ne serait-il pas en train de faire une entorse aux canons du genre en citant aussi librement son intérêt pour Florian Fricke ? L’essentiel se joue sûrement ailleurs. Car toute tentative d’intellectualiser une musique dont sourd un plaisir viscéral et spontané qui excède ses propres limites et qui ne peut, pour en percevoir la beauté étourdissante, qu’être vécue et ressentie, n’est sans doute rien de plus qu’une malheureuse vanité. Aussi, si la musique de James peut se laisser appréhender par bouts (un craquement de siège dès les premières secondes du disque, des harmoniques vibrantes par-ci, un arpège par-là), elle est avant tout un bloc musical, une présence phénoménale cousue de silence et d’écho : la mise en place de Transient life in twilight est particulièrement frappante de ce point de vue. Une musique miroir donc, cousue de sa propre matière, de sa propre image, « une image fantôme » aurait dit Guibert, « une idée même et suave » de musique, aurait dit Mallarmé.