Si vous tapez « Leo Strauss » dans Google, vous tomberez sur des biographies, des présentations de sa théorie du droit naturel mais aussi, dès la première page, sur des commentaires de ce genre : « Professeur de philosophie politique à l’université de Chicago de 1953 à 1973, Strauss a créé toute une génération d’idéologues et de politiciens qui, aujourd’hui, sont infiltrés dans le gouvernement américain et dans le milieu néo-conservateur« . Les noms se mettent aussitôt à pleuvoir. Paul Wolfowitz, vice-ministre de la défense ? Un ancien étudiant d’Allan Bloom et d’Albert Wohlstetter, deux proches parmi les proches du philosophe de Chicago. Leon Kass, patron du President’s Council on Bioethics ? Straussien aussi. Richard Perle, le boss de « Trireme Parners », une organisation influente dans la politique américaine de la défense ? Straussien. Gary Schmitt, baroudeur dans les services secrets ? Straussien. La liste pourrait continuer ; on apprend même que les réseaux intellectuels straussiens auraient des ramifications jusqu’en France avec Pierre Hassner et Pierre Manent, anciens collaborateurs d’Alan Bloom… A l’extrême gauche, certains vont plus loin : la pensée de Strauss, propagée et infusée dans l’appareil d’Etat par ses disciples, serait la principale source des idées des « faucons » républicains, et aurait servi à justifier l’intervention américaine en Irak. Les plus enragés soutiennent carrément que Strauss, élève de Heidegger et interlocuteur critique de Carl Schmitt, aurait des accointances avec le fascisme ! Il suffit pourtant de connaître superficiellement la très austère bibliographie de l’auteur de Droit naturel et histoire pour constater que ces accusations ne tiennent pas la route, et que les écrits de Strauss semblent difficilement pouvoir fournir les fondements d’une quelconque école politique, même si lui-même n’a jamais fait mystère de son conservatisme. Passionné aux Etats-Unis, le débat est obscurci en France par la relative méconnaissance de l’œuvre de Strauss en-dehors des cénacles philosophiques et de l’Université ; les traductions sont dispersées, et la littérature critique en français reste assez rare. L’idée d’une filiation straussienne des néo-conservateurs américains n’en a pas moins été relayée dans la presse, notamment dans Libération et Le Monde.
C’est dans ce contexte que débarque Anne Norton, ancienne élève de deux disciples de Strauss, Joseph Cropsey et Ralph Lerner, avec Léo Strauss et la politique de l’empire américain. La quatrième de couverture promettant un récit de « la naissance d’un des courants intellectuels les plus influents de notre temps » et « un regard décapant sur la philosophie politique dont l’actuel gouvernement américain se réclame parfois pompeusement », on espère à la fois une présentation synthétique de la pensée de Strauss, un panorama qui permettrait de disposer de toutes les pièces de la polémique sur l’infiltration straussienne dans l’administration Bush et un travail d’histoire des idées qui ferait la lumière sur la réalité de l’influence de Strauss dans la politique américaine. Le propos d’Anne Norton, hélas, est plus étroit et plus engagé : il consiste essentiellement à critiquer « les straussiens » tout en épargnant Leo Strauss, lequel est selon elle abusivement invoqué par des intellectuels ultra-conservateurs qui trahissent son enseignement. Pour elle, la mainmise de la droite sur sa pensée s’apparente à un hold-up : « Les straussiens sont conservateurs. Pourquoi ils le sont tient du mystère. Le travail de Strauss sur Platon, Xénophon ou d’autres figures ne débouche pas inévitablement sur le conservatisme ».
Mais plutôt que de revenir aux textes de Strauss pour démontrer la pluralité des lectures qu’ils autorisent, elle préfère s’attaquer aux universitaires qui se réclament de lui à travers toutes sortes d’anecdotes et d’insinuations pas toujours convaincantes. A la lire, les enseignants straussiens formeraient une sorte de franc-maçonnerie comploteuse et réactionnaire, repliée sur ses convictions et totalement fermée aux théories adverses. Ainsi ses professeurs l’auraient-ils sciemment découragée de lire autre chose que les classiques de la philosophie ; mieux, ils n’auraient eux-mêmes rien lu d’autre : « Quand Bloom écrit que la déconstruction détruit le sens, ou qu’un autre straussien qualifie Lacan de marxiste, il est clair qu’ils n’ont lu ni Derrida ni Lacan. Ce déficit de connaissances est cultivé. Jamais mes enseignants ne me dirent directement de ne pas lire Lacan (ou Foucault, ou Derrida, mes autres lectures de l’époque), mais ils me firent passer le message par des amis ». Quant aux classiques en question, elle les accuse d’en avoir une vision unilatérale et fantasmatique : « Les straussiens paraissent étrangement aveugles aux Anciens qu’ils mettent tant de soin à lire. Ils s’en tiennent aux Grecs de leur imagination ». Pire encore, ils seraient opposés à la démocratisation du savoir et trahiraient la fonction de l’intellectuel en se mettant au service du pouvoir au lieu de le surveiller et d’empêcher ses abus : « Les formes d’enseignement ésotérique que prônent les straussiens » visent à » empêcher la circulation des idées, mettre les puissants à l’abri des critiques, servir les forts et maintenir les faibles dans une position vulnérable ».
On ne demande qu’à la croire, mais ses accusations ne sont étayées par rien d’autre que des souvenirs personnels et des racontars de campus : pas d’exemples précis, peu de citations, des cibles souvent floues (« les straussiens », visés en bloc et sans distinction) et beaucoup de généralités. L’intérêt du livre tient donc essentiellement dans la brève présentation qu’elle donne de Strauss dans le premier chapitre (et encore en saura-t-on beaucoup plus en lisant, par exemple, la biographie intellectuelle de Daniel Tanguay) et, surtout, dans sa tentative de désolidariser les idées néo-conservatrices des straussiens de la pensée de Leo Strauss lui-même, notamment sur les questions du patriotisme (« une vertu suspecte » aux yeux de ce réfugié allemand, ainsi que le montrent ses Pensées sur Machiavel) et de l’islam. Mais là encore, l’outrance du propos d’Anne Norton est telle qu’on peine à la suivre. « La conception de la philosophie, l’ampleur du savoir que l’on trouve chez Strauss et ses élèves contrastent vivement avec l’ignorance entêtée des straussiens », affirme-t-elle. Alors que « l’oeuvre de Strauss fourmille de références à des théoriciens musulmans », « des straussiens m’ont dit que les Arabes étaient sales, que c’étaient des animaux, de la vermine. Dans les livres et articles straussiens, je lis aujourd’hui que les Arabes sont violents, que ce sont des barbares, des ennemis de la civilisation, des nazis ». Au bout de 220 pages, le lecteur n’a pas appris grand-chose sur Leo Strauss ni sur Alan Bloom et ses autres élèves, guère davantage sur celle des néo-cons et, surtout, rien sur les glissements intellectuels et les articulations idéologiques qui ont fait que l’œuvre de l’un des plus grands philosophes politiques de son époque s’est trouvée associée à une idéologie et à une politique effective. Superficiel et impressionniste, le réquisitoire mal fagoté d’Anne Norton brouille les cartes plus qu’il n’éclaircit le tableau. Si sa thèse sur la trahison de Strauss par les « straussiens » ne manque pas d’intérêt, la légèreté des arguments qui la soutiennent fait qu’elle rate son sujet.