Jusqu’ici, chaque épisode cinématographique de Mission : impossible accrochait son objet originel télé à un horizon d’images qui l’éloignait de sa source, préférant à l’hypothèse risquée d’une fidélité à la série, une interprétation, une extrapolation esthétique qui rendent opératoire le pari de l’adaptation. Comme si, pour faire cinéma, il fallait regarder loin du petit écran. Évacuant son référent télé en une séquence pré-générique magistrale, Brian de Palma avait porté le premier opus vers les hauteurs d’un cinéma de pure surface, gardant juste de sa matière première le fort potentiel de simulacre et de faux semblants du « film d’espionnage » pour réaliser une de ses oeuvres les plus personnelles. L’opus 2 signé John Woo avait déserté cette piste de l’épure post-moderne pour engager l’agent Ethan Hunt / Tom Cruise sur les voies d’un spectaculaire intégral : l’acteur enchaînait prouesses sur prouesses et le personnage perdait toute complexité, passant d’espace en espace dans une fuite en avant cinétique jouissive et vertigineuse. De la série originelle, il ne restait rien ou presque. Le kitsch et le charme étaient balayés par la puissance des effets hi-tech et de la violence haute définition. D’une certaine manière, M:I:3 renoue avec la grammaire télé et sériale qui faisait défaut aux deux premiers, sans abandonner les séquences d’action pure qui surpassent encore celles de Woo.
Retour à la télé donc, mais pas au kitsch des années 1960 bien sûr, à la puissance de récit des séries actuelles. Comme si le surmoi du cinéma des majors hollywoodiennes en rabattait face au travail d’orfèvre des scénaristes télé de quelques séries d’action récentes. Comme J.J Abrams justement, créateurs des séries Lost et Alias, qui est aux commandes de M:I:3 ; on sait que Tom Cruise, producteur du film et propriétaire de la licence Mission : impossible a mis du temps à trouver l’homme de la situation. On raconte que c’est après avoir visionné les 22 épisodes d’Alias en 4 jours -quelle forme ce Tom !- qu’il s’est décidé à engager Abrams. Au final, M:I:3, c’est John Woo + Alias + 24 heures : pas un mauvais cocktail pour commencer l’été des blockbusters.
L’horizon télé de cet opus commence avec la séquence d’ouverture qui présente d’emblée le climax à venir du film. C’est un procédé de narration courant dans les séries : il donne un plus de savoir complice au spectateur et l’invite à patienter pour arriver à ce point critique où son héros devra faire un choix décisif. Cette ouverture pose la première piste du film : les événements qui vont conduire la femme d’Ethan Hunt à mourir sous ses yeux de façon atroce. C’est une piste de l’intime, du huis-clos qui place Hunt dans une situation qui tranche avec son statut habituel d’agent indépendant. Hunt est marié depuis peu, son activité d’agent le rattrape et c’est sa vie de famille qui va en souffrir. Les familiers de 24 heures chrono et d’Alias auront reconnu sans mal les dilemmes de Jack Bauer ou de l’agent Sydney Bristow dont le Hunt de M:I:3 est un double, un personnage de synthèse cloné pour le grand écran. Depuis les scènes de love story où il cache l’étendue de ces activités jusqu’au supplice final imposé à sa femme, sans oublier sa manière de se déplacer avec le portable à l’oreille, guidé par des images satellitaires – la Jack Bauer attitude – tout ce pan du film -jusqu’au Méchant, magistralement interprété par Philip Seymour Hoffmann, mélange de brute épaisse et d’intelligence cynique – rappelle l’univers de la série de Joel Surnow et de celle d’Abrams. Quant aux missions qui s’enchaînent à travers le monde (Berlin, Rome, Shanghai) et qui autorisent tous les déguisements et travestissements avec une bonne dose d’humour -Cruise en camionneur italien râleur, Cruise en curé du Vatican – elles plongent elles aussi leur inspiration dans l’univers d’Alias. Du coup, que dire des superséquences d’action qui jalonnent le récit, dessinant une autre piste du film qui correspond mal à l’imaginaire plus fin que le réalisateur a essayé d’installer ? Militarisées à l’extrême, souvent improbables (courses-poursuites d’hélicoptères avec lancer de missiles), absolument impressionnantes en terme de réalisation technique, elles sont le gage que le film remplit aussi le cahier des charges d’un blockbuster habituel.
Et Tom Cruise dans tout ça ? Il est presque parfait, devenant de film en film, et sans le savoir peut-être, une incarnation essentielle du cinéma hollywoodien d’action : celle du Héros qui n’en finit pas d’en finir, homme vaincu, homme brisé malgré la force déployée et l’énergie d’en découdre. Comme un pendant mainstream d’Hillary Swank dans Million Dollar Baby : une souffrance masochiste derrière un sourire de façade. Chez Cruise, la cascade est une politesse du désespoir. Passionnant.