Ces pièces orchestrales soigneusement collectées par le label Audika tiennent une place à part dans l’oeuvre lumineuse du violoncelliste Arthur Russell, compositeur influent mort en 1992 du SIDA dans la plus stricte confidentialité. Peu connu de son vivant, hormis pour ses joyaux disco signés de ses différents groupes ou pseudonymes (Dinosaur L, Loose Joints, Lola, Indian Ocean), Arthur Russell fut pourtant une figure emblématique de la scène « downtown ». Par un temps responsable de la Kitchen, il gravite autour des gourous de l’avant-garde (John Cage, Philip Glass, Christian Wolff, Laurie Anderson, Rhys Chatham, Peter Zummo …) tout en cultivant la discrétion. A deux doigts de rejoindre les Talking Heads, Haswell se laissera bientôt happer par la disco et le monde de la nuit jusqu’à devenir le point nodal du fameux Loft de David Mancuso. Cette transversalité dénuée de tout snobisme lui vaudra aussi bien l’admiration des communautés black ou gay, soudées par la danse, que du cénacle expérimental autour duquel gravite alors toutes sortes d’énergies créatives. Il ne connaîtra toutefois qu’une reconnaissance posthume, son détachement contemplatif l’ayant sans doute préservé de la mégalomanie de certains de ses pairs.
Sur ce double CD figurent les deux volumes d’Instrumentals datant de la periode 1975-79, édités en partie par Les Disques du Crépuscule en 1984, ainsi que Tower of Meaning (édité en 1983 a 300 exemplaires) et une poignée d’inédits, dont l’incroyable Sketch for the face of Helen. Durant ces années d’ébullition artistique pendant lesquelles Allen Ginsberg, David Byrne, ou Ernie Brooks des Modern Lovers comptent parmi ses fréquentations, Arthur Russell développe un son inimitable, fusionnant les recherches d’avant-garde à des simulacres de musiques populaires. En prenant pour point de départ des sessions improvisées, Arthur Russell dissimule les clés de la composition pour ne conserver que des épures, des symphonies ectoplasmiques à la fluidité déconcertante. Sa cosmogonie s’appuie d’une part sur d’infimes captations harmoniques, de l’autre sur des masses d’accords scindées en minces fragments ou déployées en longues étendues méditatives. L’étirement dans la durée, les changements de timbres et les effets d’écho, parcimonieusement utilisés, deviennent des éléments de composition a part entière, dessinant en creux les contours de la pièce, lui conférant une sensibilité d’ordre spirituel et poétique. Les Instrumentaux, destinés à accompagner les projections photographiques de son mentor bouddhiste Yuko Nonomura, se déploient avec une grâce éblouissante, mêlant les accents mélancoliques du violoncelle électrique à une basse, une flûte, un synthétiseur ou une clarinette aux accents klezmer. L’ensemble est parfois porté par la dynamique des percussions, captant ce que Russell nommait « la réalité rythmique la plus vive ». On pense aux travaux de certains minimalistes, à un Rhys Chatham sur amortisseurs ou à un Morton Feldman dub (notamment sur Reach one, pièce pour deux guitares électriques) mais aussi aux approches néo-primitives de Moondog (une parenté flagrante sur Tower of meaning) ou des franc-tireurs no-wave, la hargne en moins. L’aspect asymétrique est délibérément renforcé par des interruptions abruptes au moment même où l’orchestration atteint son climax. De ces arrangements inattendus émergent une musique de chambre « pop », majestueuse et envoûtante, dont chaque note se dilate dans le temps et agit comme un baume pour l’âme.
Ces pièces sonores brodent leur fil soyeux sur les vagues d’un ailleurs originaire davantage que sur une projection théorique du futur. On ressent alors à quel point la musique d’Arthur Russell est alimentée par la vie et non par un quelconque dogme académique. Derrière chaque mouvement se dissimule un fragment d’intimité, si ténu qu’il submerge toute considération théorique et sublime l’évanescence de toute chose. Rentrée dans l’histoire par la petite porte, la musique de ce grand monsieur recèle un semblant de vérité extatique qui conjure toute superficialité et rappelle l’importance de la vision intérieure. Apres s’être confronté à une telle aura intemporelle, bien des musiques de consommation courante paraissent fades et désincarnées. Une leçon d’humilité et une bonne manière de remettre les pendules à l’heure en ces temps de rétrofuturisme abscons.