Pari osé pour Linklater (Before Sunset, Rock Academy) que de porter à l’écran Substance mort, le roman le plus personnel de Philip K. Dick. Osé, surtout, d’avoir parié en adapter l’esprit, autant que la lettre. Du côté de la lettre, principe de transparence et limpidité : difficile de faire plus rigoureux, à la limite du laborieux, même, puisque le film avance au rythme d’un décalque dévot du récit du bouquin. A l’inverse, par exemple, de ce que Cronenberg faisait du Festin nu, autre chronique toxico réputée inadaptable. Ici, une bande de camés scotchés à la « substance M » dissertent sans fin sur des sujets sans fond, se cherchent (littéralement) des poux dans la tête, et psychotent à plein régime. Parmi cette congrégation de légumineuses burlesques et complètement larguées se trouve Fred, alias Bob Arctor, agent des stups lâché sur une pente schizo puisque chargé d’enquêter undercover sur… lui-même. Plus dickien, tu meurs.
Du côté de l’esprit : brouillage en règle, dilution, flou artistique (au sens le plus littéral), et c’est bien là, en fait, que cet objet singulier cherche la fidélité à son modèle. D’abord il y a le procédé plastique, ce fameux rotoscoping qui fabrique une troublante matière, ni prise de vue réelle ni animation, gribouillis baveux, parfois à la limite du visuellement pénible mais toujours prolifique pour le projet de Linklater. Mais surtout, de ces surfaces aqueuses qui glissent en empêchant toute projection, de cette nature indécidable de l’image, réel simulé / simulacre réel, le film fait son programme. Moins un vrai développement qu’un flux nauséeux de visions, de situations, de personnages où rien ne fait lien, où tout flotte sans que l’on puisse jamais cerner la nécessité des enjeux, le véritable ordonnancement des choses. Film déconnecté, en somme, big blur (cf. le fameux » complet brouillé » que porte Arctor et qui est bien la clef figurative du film), magma vertigineux et inédit plus que banal film-trip. Quoique l’on en ressorte bel et bien shootés.
Seul motif constituant une réelle valeur ajoutée à cette matière dickienne qu’épouse idéalement le film, et vraie belle idée : les plans sur le visage face caméra de Bob Arctor, camouflé derrière le masque hi-tech de son « complet brouillé ». Saisissantes parenthèses solipsistes où c’est le visage qui est dissimulé derrière des identités multiples, plutôt que l’inverse. Regard asthénique qui bute, paradoxalement, sur des perspectives, celles trop nombreuses d’un réel qui a fini d’être nommable et où tout fait écran entre soi et le monde. On pourra reprocher à Linklater le côté film-concept, la dimension gadget du procédé. Mais que l’on adhère ou non au résultat, il faut au moins lui concéder la pertinence de ses intentions. Si ses personnages, décidément, n’arrivent pas à se trouver, au moins A Scanner Darkly est-il un film qui cherche.