Années 60 : Rufus Harley assiste à la télévision à l’enterrement du Président Kennedy. Un détachement écossais défile, soufflant tonnerre dans des cornemuses ; pour le jeune homme, c’est une quasi révélation. Il se met en quête et finit par trouver une cornemuse bon marché dans une boutique de New York ; avec l’aide de son prof, Dennis Sandole, il lui greffe un deuxième piston et l’adapte afin de pouvoir en jouer du côté droit (on la place normalement à gauche). En pleine ère free, le jeune saxophoniste fait fureur avec son nouvel instrument : l’époque est à l’utilisation de binious ethniques ou pittoresques et l’on prête assez peu d’attention à la question de la maîtrise technique de ces instruments par leurs utilisateurs (la notion même de « compétence » musicale étant d’ailleurs mise en cause par l’éthique du mouvement free). Rufus Harley enregistre une poignée de disques à la fin des années 1960 (quatre en tout, sous la marque Atlantic, devenus cultes aujourd’hui, moins pour leur importance musicale que pour leur côté étrange et l’amusement respectueux qu’ils inspirent) puis retourne dans l’ombre avec le changement de décennie : jusqu’à sa retraite, il sera employé municipal de la ville de Philadelphie. Quarante ans après l’apogée du mouvement free auquel son nom reste indissolublement lié et quinze ans après son dernier album publié, Rufus Harley est donc retourné en studio pour ce Sustain aux allures de bric-à-brac insaisissable, qui laisse tantôt rêveur, tantôt consterné. Il faut dire que le bonhomme n’a rien perdu de son excentricité et de son caractère de prophète utopique et panthéiste : il se trimballe toujours avec des dreadlocks de deux mètres de long (qui suscitent, paraît-il, beaucoup d’admiration chez les jamaïcains lorsqu’il en croise), ne se nourrit que d’aliments liquides et continue de cultiver une idéologie personnelle faite de bric et de broc, avec des bouts de kabbale, des morceaux de sagesse indienne et pas mal d’excentricités.
Entouré de Messiah Harley (trompette), Joshua Yudkin (orgue), Emmanuel Hakim Thompson (batterie) et Keno Speller (percussions), il livre une musique joyeusement foutraque qui se promène sur toute la carte des musiques noires, mêlant hommages au maître Coltrane (une reprise habitée de A Love supreme en ouverture), bop, soul, gospel et grosses blagues sincères qui laissent parfois perplexes (quelques plans qui plongent à corps perdu dans le cliché, sans que ça ne paraisse le gêner le moins du monde). En l’absence de basse, c’est le « drone » de la cornemuse qui joue le rôle de soutien et, indéfiniment prolongé comme un bourdon hypnotique sur tout l’album, lui donne une sorte d’unité cosmique et envoûtante (quoique un peu fatigante à la longue, mais peu importe) ; tout n’est pas toujours de très bon goût, Rufus semble ne pas avoir franchement progressé sur l’échelle de la virtuosité (sa maîtrise de la cornemuse laisse parfois une certaine impression, disons, d’approximation), mais on oublie vite ces détails : l’essentiel est dans la naïveté jubilante du geste et le charisme énorme dont jouit ce vieux sorcier loufoque revenu des sixties, quelles que soient les limites de l’intérêt musical de l’ensemble. Si vous êtes capables de supporter une reprise à la cornemuse et aux tambours militaires de La Marseillaise en conclusion, vous adorerez le reste de l’album aussi, à commencer par cette version hallucinante du légendaire Scotland the brave happée par la Great Black Music. Invraisemblable, mais irrésistible.