Il se murmure déjà parmi les connaisseurs que Insoupçonnable serait le meilleur roman de Tanguy Viel, déjà responsable, entre autres, de L’Absolue perfection du crime. Le propre des auteurs de la maison Minuit est sans doute de susciter ce type de débat à chaque nouvelle livraison. Ainsi en est-il d’Echenoz et de Toussaint ces derniers temps. Tanguy Viel est moins connu, et son oeuvre moins conséquente, mais il sera intéressant de voir lequel, de ce titre ou du précédent, fera désormais office d’étalon. La narration se fait ici résolument plus intimiste, plus singulière. Un narrateur seul face à ses doutes entreprend de conter son histoire, celle qui aurait dû le révéler à lui-même, l’exploit qui devait signifier l’assomption la plus totale de ses élans mais dont il sera finalement le dindon. Sam aime Lise. Ils vivent dans une sorte de dénuement ni miséreux ni véritablement bohème, ils se laissent vivre ensemble tout en nourrissant de convenables rêves d’ailleurs. Lise est hôtesse dans un bar qui porte généralement la mention « à hôtesses », elle y a deux clients réguliers voire exclusifs, l’un plus que l’autre tout de même, deux frères. Lorsque Henri, la partie émergée de cette étrange fratrie, la demande en mariage, elle accepte. Puisqu’elle vit avec Sam et qu’elle l’aime en retour, c’est un oui qui sonne faux, même si ce n’est qu’aux yeux de Sam. Car Henri et son frère Edouard sont immensément riches, commissaires-priseurs de leur état. Et donc il y a arnaque.
A partir de cette trame relativement sobre, Viel tire son épingle en distillant les détails narratifs à la légère, comme s’ils émanaient directement de ses personnages. Lise présente Sam à son futur époux comme étant son frère. De cette apparente ingénuité de sa part, puisqu’elle et Sam ne se sont pas consultés sur ce point, l’auteur fait naître une envoûtante symétrie entre les deux fratries, la vraie et la fausse. Alors que Sam se morfond ou enrage d’être le témoin de cette mascarade, Edouard n’est pas présent au mariage. Et les relations tendues entre Henri et son beau-frère fictif, pour les raisons que l’on sait, ajoutées au fait qu’Henri est un insupportable poseur, répondent étrangement à l’absence totale de rapports entre Edouard et le reste du quatuor. Nos tourtereaux persistent assez laborieusement dans leur petite entreprise de malversation, autant que leur plan claudiquant le permet, et finissent par se heurter à l’insoupçonnable présence de l’énigmatique Edouard, non seulement garant officiel de la fortune des deux frères, mais surtout plus observateur et acteur de cette relation à quatre qu’on ne pouvait le supposer.
S’il est digne d’un excellent polar pour l’aspect inattendu qu’il revêt, le dénouement échappe par contre à la théâtralité propre au genre grâce à l’épure stylistique dont fait montre Tanguy Viel. Insoupçonnable est une merveille de concision et d’élégance, chose que le choix du style indirect libre permet rarement. La narration est entièrement laissée au personnage de Sam, à sa subjectivité nécessairement incomplète, et ne laisse d’autre choix que d’épouser sa vision. Raison pour laquelle son échec prend la forme d’un charme désolant, même si peu de choses permettaient en fin de compte de croire en son succès. Tanguy Viel confirme ici son goût pour les antihéros attachants et s’impose dans l’art de les mettre en scène.