Petit à petit, le rap revient à son identité originelle : celle d’une musique de producteurs, sur laquelle des grandes gueules interchangeables posent des paroles entraînantes sans aucune profondeur, juste parce que ça rend les beats un peu plus dansants -la trajectoire récente d’un Rakim suffisant à illustrer ce qu’est devenu le statut du Mc dans les années 00. Mais, à mesure que les producteurs reprennent le pouvoir sur les rappers, ces beats qu’ils façonnent et vendent aujourd’hui pour des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars à des Mcs avides de cross-over, se sont dans le même temps dépouillés, jusqu’à ne plus être que ces percussions faméliques, à peine rehaussées d’un sample ou d’un éclair de synthé, qui charpentent les productions des Neptunes, de Just Blaze ou de Dr. Dre.
Ce faisant, ce n’est pas au temps lointain des tourne-disques du Bronx que le rap revient, mais vers ce bref âge de l’electro finissant où les boîte à rythmes Roland mitraillaient et où tous les rappers voulaient ressembler à Run et DMC (entre 84 et 86, grossièrement). Et où T-La Rock déploya l’essentiel de ses talents, dans le halo de son fulgurant It’s yours. Puisque Fresh Records ressort son premier (mais tardif) album, The Lyrical king from the boogie down Bronx (1987), c’est l’occasion de revenir sur cette période charnière et relativement méconnue -parce qu’éclipsée par les feux sampladéliques du « Golden age »- où les Run-DMC étaient les « Rois du Rock », où Mantronix faisait progresser à la fois le rap, la techno et la house, et où T-La Rock jetait un pont entre les années « Planet rock » et les années Public Enemy -quand il sortait en 1984 It’s yours pour le label d’Arthur Baker, mais avec la première pochette siglée Def Jam, et une production signée Rick Rubin. Lyrical Lyrical king from the boogie down Bronx est un document unique sur cette époque, et plus encore maintenant qu’il est complété des maxis qui le précédèrent.
Mais il ne faut pas se tromper : si ce disque est précieux, c’est clairement pour son son, davantage que pour T-La Rock lui-même, dont il chronique au contraire la ringardisation accélérée -en trois ans, on l’entend ainsi passer de l’impeccable minimalisme de It’s yours à un égo-trip empesé qui rappelle bien plus les pénibles premiers raps d’Ice-T que l’assurance hargneuse des Run-DMC (quand il n’imite pas sans gloire le Slick Rick de La-di-da-di sur Tudy fruity judy, ou, ahem, Al Pacino, sur Having fun, pour ne rien dire de sa prestation en cul-terreux du Sud sur l’interminable Live drummin with the country boy).
Musicalement, par contre, le CD est nettement plus aventureux, et nettement plus intéressant. Tout d’abord parce qu’on y retrouve ce monument d’arrogance démunie qu’est It’s yours, dont on peut dire au moins autant que du premier LP de LL Cool J qu’il est réduit plus que produit par Rick Rubin (selon la formule fameuse de la pochette de Radio). Et le maxi Breaking bells / Bass machine, produit par Mantronix en 1986, nous offre le maître des boîtes à rythmes au sommet de son art crépitant, quand, sur Breaking bells, il hache les clochettes bien connues du Peter Piper des Run-DMC sous le feu roulant de ses beats électroniques, et, sur Bass machine, il canarde T-La Rock de salves de Roland 808 ininterrompues, doublées à deux minutes de la fin d’une human beat box sans pitié.
Un an plus tard, les morceaux de Lyrical Lyrical king from the boogie down Bronx seront encore à peu près tous calés sur ces cadences infernales et ce minimalisme electro, avec au premier rang le magistral morceau titre, qui n’a pas besoin de plus d’une note de synthé en boucle pour vous glacer les sangs. Même It’s time to chill, apparemment censé nous permettre de nous reposer, est en réalité un breakbeat frénétique. Quant à Back to burn, l’un des titres produits par Mantronix, avec son Annihilating ! en boucle, il a dû influencer bien plus de ravers que de rappers, plutôt enclins à l’assoupissement progressif au cours des années 1990. C’est d’ailleurs la principale chose qui frappe lorsque l’on réécoute tous ces titres : même si, grâce à Timbaland, Mannie Fresh, Swizz Beatz, le hip-hop est revenu à ses amours électroniques, en vingt ans il s’est considérablement ralenti et épuré : là où Rick Rubin ou, surtout, Mantronix, déversaient leurs beats comme on vide une mitrailleuse, le hip-hop d’aujourd’hui les dispose avec parcimonie, comme en pointillé, sur des morceaux qui ne passent plus depuis bien longtemps la barrière des 90 BPM.
A tous ceux qui croient que le rap ne peut être que cela, on conseille ce disque aussi brutal qu’une volée de coups de poing et de coups de pied un soir tard au coin d’une rue sombre (du Bronx, évidemment).