« To Oscar Wilde, posing as a somdomite » : tout le monde connaît les quelques mots (avec cette magnifique faute d’orthographe au dernier, plus crucial) qui, rageusement griffonnés par le marquis de Queensberry sur une carte déposée au club dans lequel Wilde a ses habitudes, vont précipiter sa fin et l’embringuer dans un procès dont il ne se relèvera pas. Lorsqu’il la découvre, Wilde estime que le harcèlement dont il fait l’objet ne peut plus durer et, plutôt que de laisser Lord Queensberry continuer à s’exciter dans son coin, décide de l’attaquer en diffamation. Choix fatal : Queensberry n’attendait que ça, et va se faire fort de prouver au tribunal qu’il n’a diffamé personne puisque cet artiste homosexuel et dépravé qu’est Wilde se livre bel et bien à l’acte immonde dont il est question. Avec l’aide de son avocat, maître Carson (juriste brillant et ancien condisciple de Wilde à Oxford, époque à laquelle, déjà, il ne pouvait pas le souffrir), il réunit des témoignages à charge en parcourant les bas-fonds de Londres pour trouver les jeunes gens de basse extraction que Wilde a fait monter dans sa chambre (un employé d’hôtel expliquera même à la barre dans quel état il retrouve les draps de lit après leur passage). Dans les procès britanniques, on ne se contente pas de répondre aux questions du juge : on répond aussi à celles de l’avocat de la partie adverse, grâce à la célèbre phase de cross examination. Les questions de Carson à Wilde, récemment publiées dans l’intégrale des sténographies du procès (traduites par Bernard Cohen et présentées par Merlin Holland, le petit-fils de l’écrivain, chez Stock), sont diaboliquement bien tournées. Wilde, qui ne songe qu’à briller et à se mettre le public dans la poche à force de mots d’esprit et d’exposés admirables sur sa conception de l’art, finit par se prendre les pieds dans le tapis et chute. Il perd le procès : Queensberry est acquitté, le tribunal estime que la diffamation n’est pas prouvée. Aussitôt, le boomerang revient à l’auteur du Portrait de Dorian Gray : s’il n’y a pas eu diffamation, c’est qu’il y a bien eu sodomie ; et la sodomie, à l’époque, est considérée comme un crime. Le ministère public lance un mandat d’arrêt contre Wilde qui, superbement et malgré l’invitation pressante de ses amis, refuse de quitter l’Angleterre et accepte de retourner devant le juge. Lequel le condamnera à deux ans de travaux forcés, période douloureuse au cours de laquelle, derrière les murs glacials de la geôle de Reading, il écrira De Profundis, longue et bouleversante lettre à son jeune amant Bosie, alias Lord Alfred Douglas, rejeton de l’irascible et violent marquis de Queensberry.
Rééditée chez Stock dans la traduction de Léo Lack (la traduction Folio, postérieure, étant signée Jean Gattégno), ce texte saisissant donne de Bosie l’image que tout le monde conserve aujourd’hui : celle d’un petit monstre capricieux, égoïste, exigeant et magnifique, qui aura exigé de Wilde absolument tout et son contraire, l’aura accablé de demandes extravagantes et se sera gavé sur son compte durant des mois et des mois, profitant de manière éhontée de sa faiblesse et de son amour pour lui. Le problème, c’est que tout ne s’est pas tout à fait passé comme ça, et que l’idée d’un Wilde pur et sobre, poussé dans le stupre et l’excès par ce petit démon de Bosie, ne résiste pas à l’examen historique. C’est en tout cas ce qu’explique la journaliste Isaure de Saint-Pierre dans Bosie and Wilde, une sorte de docu-fiction qui, sous une forme romancée (mais en plaçant dans la bouche des protagonistes de nombreuses phrases tirées de leurs écrits), retrace la liaison de Wilde et Douglas et tente de redresser l’image déplorable qu’on se fait traditionnellement de ce dernier. « J’étais très agacée par les livres que je lisais au moment du centenaire de la mort de Wilde et leur inexactitude », explique-t-elle, « en particulier de la part de son petit-fils qui connaît manifestement très mal la vie de son grand-père et chargeait lord Douglas de tous les maux ». Wilde, « bien plus âgé que Bosie, avait déjà goûté depuis longtemps aux plaisirs homosexuels avant de le rencontrer » ; c’est lui qui « l’a initié à l’opium et aux bouges de White Chapel ». Bref, il était nécessaire de « réhabiliter lord Douglas, qui ne fut pas l’être superficiel et l’enfant gâté que Wilde décrit dans cette longue lettre qui n’est pas très à son honneur, écrite durant sa détention, De profundis, et qui blessa tellement Douglas lorsqu’elle fut publiée après la mort d’Oscar Wilde ». Si le style d’Isaure de Saint-Pierre n’évite pas toujours les lourdeurs, les clichés et les répétitions, son texte happe rapidement le lecteur grâce à sa reconstitution assez réussie de l’atmosphère de l’époque et des conversations que pouvaient avoir Wilde et son jeune amant ; son point de vue inattendu sur la personne de Douglas surprendra certainement ceux qui n’ont de lui que l’image commune du petit égoïste splendide et insolent, surtout lorsque l’on découvre ce que sera son existence après la mort de Wilde : déchéance, prison, suppression des droits paternels, exactement comme son aîné… Aîné à l’instar duquel il fut, on l’oublie trop souvent, un admirable poète. En soi, cela suffit à justifier sa réhabilitation.