« J’baiserai la France jusqu’à c’qu’elle m’aime. » Depuis quelques semaines, tandis que les voitures s’enflamment partout dans le pays, cette rime du 93 hardcore du duo d’Aubervilliers Tandem (Socrate / Mac Tyer et Makensy / Mac Kregor) se réverbère des bancs UMP à l’Assemblée Nationale aux premières pages de Libération, des ondes de France Culture (dimanche 13/11 au matin) aux ondes de Radio-Courtoisie (mercredi 16/11 au soir), bref, circule entre les deux pôles de haine et de compréhension de la France qui n’écoute pas de rap, et qui ne l’évoque que pour se le projeter tel un effrayant snuff-movie social qui justifiera la répression (ici) ou la commisération (là). Mais qui n’en parlera jamais pour ce qu’il est vraiment -c’est-à-dire la force dominante du paysage subculturel de ce début de siècle, fruit de l’alliance improbable entre la rage et les rêves du lumpen urbain et le capitalisme spectaculaire, sur des beats qui font bouger la foule.
Alors que C’est toujours pour ceux qui savent, le premier album des Tandem paru au début de l’année ressort dans les bacs (hasard du calendrier ou opportunisme commercial, peu importe) augmenté d’un conséquent supplément DVD (on y revient plus bas), c’est donc, en conséquence, de musique que l’on parlera d’abord. Parce qu’on peut chanter toutes les chansons qu’on veut contre l’Etat, la bourgeoisie, la guerre, le capitalisme, le communisme, la bande d’en face, etc., tant qu’on ne fera pas danser la jeunesse, hocher les têtes, battre les pieds, en clair, tant qu’on n’aura pas fait une bonne chanson, on n’aura rien fait. C’est toujours pour ceux qui savent en contient plusieurs.
La première, bien sûr, est ce 93 hardcore, héros des mixtapes depuis déjà quelques années, direct comme un pain dans ta gueule et doigt levé bien haut à la face de tous ceux qui s’en foutent de la Seine-Saint-Denis et de sa « génération sans repères » à laquelle Mac Tyer et Mac Kregor prêtent leur flow ; et à laquelle leur team de production prête des sons cinématographiques qui, avec leurs cordes et leurs roulements synthétiques, offrent un écrin paranoïaque en adéquation parfaite avec les rimes écorchées du duo. Et immédiatement, c’est à un autre manifeste, Seine-Saint-Denis style, que l’on pense, qui avait lui aussi marqué l’entrée tonitruante d’une paire du 9-3 sur la scène musicale française alors que brûlait l’hypermarché de Vaulx-en-Velin et que tombaient les vitrines du C&A de Montparnasse. Et dont les sons cinématographiques (T stands for trouble de Marvin Gaye) étaient eux aussi en adéquation parfaite avec le message : c’était Le Monde de demain des NTM (1990).
Ce Monde de demain, c’est le monde d’aujourd’hui ; le monde des Tandem, qui avaient à peine 10 ans à l’époque où ce titre sortait. Un monde de désespoir et de rage, qui dément l’optimisme encore teinté de messianisme Zulu que déployaient Kool Shen et Joey Starr il y a quinze ans. Ce que résume impitoyablement l’habillage musical des deux titres -sample blaxploitation classique pour le premier, ancrant la démarche des NTM dans une tradition riche, mais étrangère ; scie synthétique pour les petits frères, comme pour évoquer ces cités artificielles et sans racines, mais typiquement françaises, qui bornent l’incontournable réalité du « vécu de poissards » de la paire d’Auber.
Car ce ne sont plus les costumes colorés et la vigueur turgescente de la blaxploitation qu’évoquent ces claviers glacés ; c’est plutôt la claustrophobie urbaine de tous ces films de violence qui vinrent après, les Un Justicier dans la ville et autres Guerriers de la nuit (The Warriors en v.o. -rappelons que le jeu vient de sortir) sur lequel est également convoqué le Colors pro-flic de Dennis Hopper). De fait, sur ce sombre habillage, les Tandem ne se la racontent pas comme le Secteur Ä à la grande époque. Ce qu’ils évoquent, c’est au contraire la déprimante quotidienneté de cet oppressant « sentiment d’insécurité », comme on dit dans les journaux, mais vu de l’autre côté : du côté de l’ex et futur taulard marqué par le destin de la Trilogie, du côté de ses semblables enfermés dans leur univers « stone » (Le Monde est stone), à ras d’asphalte dans cette rue ou « on vit tous dans la crainte du purgatoire » (Dans ma rue). C’est un monde d’où les sentiments sont bannis, ou prostitués, à l’horizon entièrement clôturé par la marchandise et les flics -« Mon paysage c’est qu’des bâtiments, des Nike Air et des châtiments » (Génération sans repères). Et pourtant, c’est le monde que revendiquent les Tandem, et ils ne sont jamais meilleurs que lorsqu’ils lâchent ces chants d’amour paradoxaux et sincères (« Elle est hardcore cette vie / Mais j’l’aime à mort cette pute » –93 hardcore) qui annihilent tous les anathèmes de simplisme et de premier degré que l’on jette un peu trop ces temps-ci sur le hip-hop.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le DVD qui complète désormais ce disque sorti il y a dix mois : le plus souvent, le simplisme et le premier degré ne sont pas dans les textes, mais dans les images qui les illustrent, pour le pire et pour le meilleur. Ainsi, après avoir découvert sur l’album la trilogie Un Jour comme un autre / Frères ennemis / Le Jugement, sur laquelle Mac Tyer, Mac Kregor et leurs invités (Diams, Kery James, Faf…) parviennent à faire vivre de façon convaincante les personnages à qui ils prêtent leurs rimes, les découvrir en chair et en os devant la caméra suscite plus de frustration que d’excitation, les images privant les morceaux d’une bonne partie de leur puissance d’évocation. Ce qu’évite au contraire l’étourdissant clip de 93 hardcore, missile ghetto dirigé vers la Place Beauveau (Sarkozy y passe le temps d’un plan) et méthodique démonstration Straight outta Auber que l’esprit des premiers NWA, qui n’électrise plus depuis longtemps le hip-hop US, est aujourd’hui bien vivant, chez nous en France, à une demi-heure du centre de Paris en RER.
Ce n’est pas la seule fois où, sur ce disque, vous trouverez des choses en résonance avec l’actualité récente. Mais ce n’est pas ça qui fait que C’est toujours pour ceux qui savent mérite que vous vous y arrêtiez. Non, écoutez-le d’abord parce que c’est un bon disque ; pas excellent -avec ses plus de 70 minutes façon mixtape, il se laisse parfois un peu trop aller- mais complexe, sincère, musicalement maîtrisé. Et foncièrement dans l’air du temps.