Que font les extra-terrestres aux humains qu’ils enlèvent ? Comment se souvenir des expériences vécues en compagnie de créatures d’un autre monde ? Absurde ou non, la question est posée dans Mysterious skin ; Brian, l’un des principaux personnages de ce premier roman paru en 1995 et adapté au cinéma par Gregg Araki (lire notre chronique du film), n’a d’autre choix que d’essayer d’y répondre : certain d’avoir été victime d’un enlèvement par les aliens dans son enfance, il se raccroche à cette idée, laquelle expliquerait le trou noir dans ses souvenirs, et tente par tous les moyens de remonter son propre passé, sa mémoire envolée. « L’été de mes huit ans, cinq heures de ma vie ont disparu. Je ne me l’explique pas. Je me souviens de deux choses : d’abord, j’étais assis sur le banc pendant le match de base-ball de 19 heures ; ensuite, je me suis réveillé dans le vide sanitaire sous la maison, vers minuit. Ce qui a bien pu se passer durant ce laps de temps reste flou ».
Bien entendu, cette histoire d’aliens est un prétexte. Scott Heim dit qu’il a aimé l’idée de partir d’un événement de type « fait divers » ou « journal à sensation » pour amorcer son récit, un récit dont le véritable coeur se tient pourtant loin des soucoupes volantes et autres mythologies associées aux petits hommes verts. Le sujet de Mysterious skin n’a rien d’une plaisanterie. Au contraire. Tout commence au Kansas, dans la petite ville de Little River, Amérique profonde fidèle à ses clichés avec ses familles ordinaires, ses enfants qui jouent, ses pères persuadés de tenir une graine de champion de base-ball à la maison, beaucoup d’espoirs, un fort taux d’échec. Risque maximal. L’entraîneur est pédophile : il distribue des bonbons, invite les gosses à la maison après les entraînements et les noie sous les corn flakes avant d’abuser d’eux, sans retenue. Le choc pour Brian, le soir où il est invité, est terrible, le traumatisme hyper violent : il oublie tout, se réfugie dans le silence, la solitude, incapable de remonter à la source de son trouble. Ils profiteront de l’adolescence pour resurgir, violemment.
Brian n’a pas été le seul gamin impliqué dans les jeux de Monsieur l’entraîneur. Neil, brève étoile de l’équipe de base-ball lorsqu’il avait 10 ans, a vécu la même chose, plus longtemps, dans l’illusion du consentement. Lui se souvient de cet homme qu’il aimait et qui disait le préférer à tous les autres, qu’il désirait, lui révélait les mystères de la sexualité, l’ouvrait à un monde insoupçonné. Les illusions ont parfois la vie dure. Neil, adolescent vite grandi, marginal dans son collège, homosexuel affiché, entretient le souvenir nostalgique d’une époque révolue, se prostitue dans les parcs de la ville, rêve de partir pour New York, la grande ville qui lui permettra de vivre pleinement, sans avoir à se soucier du regard des autres. Si le rêve doit virer au cauchemar, il l’ignore encore… Les autres personnages du livre, trois voix qui témoignent aux côtés de Neil et Brian au fil des 18 chapitres, chaque fois à la première personne, sont celles de Deborah, soeur de Brian, Wendy, meilleure amie de Neil, et Eric, qui servira de lien entre les deux garçons. A eux cinq, ils sont les voix de la mémoire lentement redécouverte.
Aucune crainte à avoir : il n’y a pas une once de sensiblerie, rien de larmoyant, pas d’apitoiement dans le texte de Scott Heim. Tout sonne juste dans ce grand retour sur soi, cette plongée au fin fond de la mémoire, à la recherche de sentiments disparus, en quête d’une explication sans laquelle personne ne saurait aller de l’avant. Heim, en dépeignant l’éveil à la sexualité, prend prétexte pour la formation de leur caractère de l’épisode traumatique de leur enfance, sans en rajouter. Parce que, dit-il, il a du mal quand il écrit à ne pas mêler le sexe et la violence. Quand ses personnages accèdent à la vérité, c’est pour comprendre que leur enfance est définitivement derrière eux, et que seule l’acceptation de ce qui est passé permet de devenir adulte. La dernière scène du roman est une porte ouverte sur tous les possibles, la dernière phrase résonne encore, le livre fermé : « Mais la réalité était tout autre ».