Janvier 2009, New York paralysée sous la neige. Dans un café de Brooklyn, un homme assassine un autre homme dans les toilettes. Banal meurtre ? Pas vraiment : Lucas Kane a perdu le contrôle de son corps pour trancher à la perfection les trois artères cardiaques de sa victime. Pas le temps de comprendre, il faut filer avant que n’arrivent sur les lieux du crimes l’inspecteur Carla Valenti et son assistant Tyler Miles. Voilà les trois protagonistes, trois personnalités à incarner à tour de rôle et, dans un premier temps, trois visions différentes d’une seule et même réalité. A partir de là, toutes les options sont envisagées et travaillées pour mettre en branle une progression qui évolue en fonction des actions et décisions du joueur. Le genre ? La narration interactive ; dans cette catégorie de jeux chiants pour joueurs-spectateurs, où seuls priment le récits et le visuel -les bonnes histoires, c’est bien connu, font rarement les bons jeux (Onimusha 3, Resident evil 4)-, The Nomad soul en 1997, et maintenant Fahrenheit, font figure d’exceptions. Car Cage n’omet pas lui la vraie dimension ludique du média, celle qui prime avant tout. Chez lui, celle-ci n’est pas simplement prétexte à faire défiler de splendides décors de synthèse dans un univers onirique, ni à nous narrer une aventure dont vous êtes le héros. On ne saute pas ici à la va-vite d’un personnage à l’autre pour faire dérouler l’histoire, c’est au contraire en les incarnant, en prenant pleinement possession de leur personnalité, de leur esprit, mais aussi de leur quotidien avec leurs habitudes et leur entourage, que l’intrigue, devenue pour le coup prétexte du jeu, se révèle.
Dans la peau de Lucas, je dois gérer de subites pertes de contrôle, il faut que je détourne l’attention des enquêteurs sans déclencher la suspicion, avant de tenter d’échapper à la police dans les rues de New York ou cloîtré chez mon ex. Dans celle de Carla, je fouine, j’interroge, je me faufile dans des espaces exigus tout en gérant ma claustrophobie, je me fais tirer les cartes par mon voisin homo, je dois tester la crédibilité d’un type a priori meurtrier mais qui prétend être possédé par un oracle maya. Dans celle de Tyler, j’assiste Carla, mais je tape aussi des dunk avec un collègue qui m’a trop chauffer, et je dois gérer en sus mes problèmes de couple sachant que mon job accapare tout mon temps. Toutes ces actions influent sur votre état mental représenté par une jauge en bas de l’écran. C’était sans doute pas la peine de forcer le trait, disons qu’on aurait pu s’en passer si celle-ci n’avait pas une influence directe sur la progression du jeu : resté trop longtemps « à bout de nerfs « , vous vous rendez automatiquement à la police, à moins que ce ne soit le suicide. Game over. Il y a d’autres façons, moins forcées, plus justifiées, de faillir dans Fahrenheit : en négociant mal une discussion, en entreprenant une action fatale (boire de l’alcool après la prise de médicaments, c’est pas bien). Mais c’est surtout pendant les scènes d’action, en pleine course-poursuite -Kane pris en filature, poursuivi par les hélicos du NYPD sur le sommet des tours de Manhattan- ou lors des phases d’exploration-infiltration -Carla, seule dans l’obscurité, en proie aux plus grands détraqués mentaux dans une prison dont le système de verrouillage des cellules a flanché- que la partie s’engage et que le moindre faux pas fait dérailler la machine. Ici, pas d’interface de jeu à proprement parlé, juste l’apparition d’un menu contextuel pour choisir une action, d’une jauge qu’il faut propulser ou maintenir équilibrée ou, plus souvent, d’un système de QTE (Quicktime Event), façon Shenmue, qui apparaît au moment opportun. Le système pourrait paraître trop fréquent et systématique, or il force au contraire considérablement l’immersion dans des séquences d’action nerveuses, haletantes. Entre deux montées d’adrénaline, c’est le retour au réel dans un scénario digne d’une honnête série B hollywoodienne, avec force références aux petits et grands maîtres du psycho-thriller : Fincher (Seven, pour l’atmosphère glauque et la complicité du duo qui mène l’enquête ; Fight Club, pour la voix-off justifiée), Parker (Angel Heart, pour la manipulation mentale), Lyne (L’Echelle de Jacob, pour la déformation de la réalité) et Lynch (Quantic Dream a fait appel au compositeur lynchien Angelo Badalamenti pour composer les principaux thèmes du jeu). Quelques séries TV aussi : Lost pour les flash-backs persos lourds de conséquence sur le présent des protagonistes, et 24 pour l’utilisation, un peu trop uniquement référentielle il faut bien le dire, des split-screens, contrairement aux flash-forward de Lucas Kane, vraie trouvaille de gameplay pour anticiper les descentes de police ou deviner ce que nos interlocuteurs voudraient entendre.
Si David Cage est cinéphile, c’est aussi, incontestablement, un joueur passionné qui connaît parfaitement le support vidéoludique, ses contraintes, ses spécificités et son potentiel immersif. Retour à la narration interactive : en incarnant à la fois le suspect et les enquêteurs, comment préserver l’intrigue pour le joueur ? Outre une savante dissémination des indices, c’est une feinte de scénario qui sauve l’affaire. En l’occurrence, le coup de la double enquête. Kane, on l’a compris, n’est plus responsable de ses actes. Ce qui lui arrive est un mystère, l’objet d’une deuxième enquête qui fera par la suite se rejoindre les protagonistes pour découvrir, ensemble, la réalisation d’une prophétie annoncée depuis l’aube des temps : la venue sur Terre de l’enfant Indigo, une âme totalement pure capable de révéler le secret des secrets de l’humanité, et offrir à celui qui l’entend des pouvoirs insoupçonnés.
Avec Quantic Dream, le genre narration interactive fait incontestablement un grand pas en avant. C’est moins évident, en revanche, en ce qui concerne l’émotion, l’autre cheval de bataille de David Cage, grand fan notoire d’Ico. L’esthétique orientalo-plan-plan y est sans doute pour quelque chose, la brièveté du jeu également (6 heures à peine pour en venir à bout). On peut probablement, aussi, ajouter à cela les difficultés rencontrées par Quantic Dream pour convaincre un éditeur (Vivendi Universal Games, puis, enfin, Atari) et concrétiser le projet (huit années de développement et autant de tergiversations : sur le concept, la forme du produit, etc. -on se souvient de l’idée d’un jeu-feuilleton finalement assez vite abandonnée). Reste qu’au delà d’une banale identification, rien ne nous invite à pénétrer totalement l’âme des personnages, à nous soucier réellement de leur tracas quotidiens et de leur évolution dans le jeu. Prochaine étape pour David Cage, on l’espère, l’empathie pour un personnage de pixel. Fini le cinéma.