Le projet Hymne au soleil, l’an dernier, avait permis à Lionel et Stéphane Belmondo de mettre au jour une proximité musicale géniale et improbable, comme un fil invisible entre deux univers dont il était difficile d’imaginer qu’ils puissent entrer en résonance : celui du jazz modal (pour le dire sans nuances, un spectre qui irait de John Coltrane aux arrangements de Gil Evans et aux harmonies audacieuses de Bill Evans) et celui de la musique classique post-impressionniste écrite en France à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle (autour de compositeurs pas forcément bien connus du grand public, en particulier Lili Boulanger, Maurice Duruflé, Charles Tournemire et, pour le plus notoire sans doute, Gabriel Fauré). Admirable pour son ambition et pour l’originalité et l’acuité de son regard musical, Hymne au soleil l’était plus encore pour la réussite des orchestrations, l’équilibre parfait du dosage entre musique classique et jazz, la splendeur majestueuse d’une musique inclassable et parfaitement aboutie. Influence se présente à la fois comme un prolongement et comme une ouverture : prolongement de par la similarité du geste et des moyens (un orchestre de treize hommes dans lequel se rencontrent des instruments et des musiciens issus des sphères du jazz aussi bien que de la musique classique), ouverture de par ses dimensions (un double album, une variété de propositions extrêmement ambitieuses) et surtout, sur une idée de Ronan Palud, de par la présence au sein du projet du souffleur Yusef Lateef, 84 ans, influence majeure pour Lionel Belmondo qui, avec son frère, comptait Jazz mood (l’un des premiers albums de l’américain, enregistré en 1957) au nombre de ses premiers disques de jazz.
Présence « au sein » du projet plus que présence secondaire à titre de guest star prestigieuse : ce qui a séduit les Belmondo chez Lateef, c’est aussi, dans un parallèle notable avec la ligne directrice de leur projet musical, sa parfaite indifférence à la notion de style et à la partition entre musiques nobles et musiques populaires. Héraut du be-bop régénéré au son des musiques orientales, toujours soucieux de connexion avec les racines africaines des musiques noires, introducteur d’instruments étrangers à l’univers du jazz « conventionnel » (flûte traversière, instruments à anches traditionnels divers, instruments « classiques » comme le hautbois et le basson), Lateef a aussi à son actif un important travail de compositeur (il est l’auteur de plusieurs sonates et symphonies) qui témoignent d’un vif intérêt pour la musique contemporaine occidentale. Il a ainsi travaillé en étroite collaboration avec Charles Mills, ancien élève d’Aaron Copland, dont il a enregistré les pièces Summer song et The Centaur and the Phoenix ; il était aussi de la bande de jazzmen à qui l’on doit, en 1966, une version de la première Gymnopédie de Satie (sur l’album Psychicemotus), et a pu diffuser son érudition en la matière lors de ses nombreuses années d’enseignement. Autant dire qu’il était le musicien idéal pour comprendre de l’intérieur le projet de Lionel Belmondo et y prendre part.
Résultat : deux disques d’une inépuisable richesse qui touchent miraculeusement au point d’équilibre parfait entre musique savante et musique populaire, tradition occidentale et essence africaine du jazz, écriture et improvisation. On retrouve des pièces issues de ce répertoire méconnu auquel s’intéresse de plus en plus le saxophoniste français (ici « Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve », une pièce de Lili Boulanger composée en 1914 sur des poèmes de Francis Jammes), influence qui imprègne aussi les morceaux composés et arrangés par Christophe del Sasso (avec la trace d’une mélodie de Charles Tournemire). La seconde galette fait la part belle aux compositions de Yusef Lateef, inédits (An Afternoon in Chattanooga et Le Jardin, composés pour l’occasion) ou anciens (quatre thèmes écrits entre 1957 et 1963, arrangés par Lionel Belmondo sous le titre général Suite over time, titre suggéré par Lateef lui-même). Laurent Fickelson (piano), Dré Pallemaerts (batterie) et Paul Imm (basse) font tourner le moteur jazz d’un ensemble élargi que Da Sasso et Belmondo mettent au service d’une musique multicolore et majestueuse, d’une poésie et d’une puissance tout à fait étonnantes, aussi remarquable, une fois encore, par l’intelligence et l’audace du projet qu’elle incarne que par la réussite et la splendeur du résultat. Un grand disque.