Deux semaines après le portrait du Père en Don juan impassible et dépassé (Broken flowers), Keane, le troisième long-métrage de Lodge Kerrigan, propose une vision terrifiante de la paternité : le père, homme malade du monde moderne, figure sacrifiée à l’infinie solitude urbaine, voué à la folie et à l’abandon. On est bien sûr à mille lieux de la mécanique enjoué de Jarmush. Ici, pas d’esquive poétique au mal qui ronge -dans les deux cas, l’enfant perdu, absent- ni de musique pour bercer la douleur et accompagner le passage du temps. Kerrigan est un cinéaste du frontal, rentre-dedans, voyeur s’il le faut. Rien ne doit subsister du désastre intérieur qui envahit son personnage. Le réel est tout, submerge tout. C’est le pari esthétique du film dès son ouverture fulgurante : dans le métro, un homme hébété interpelle des passants à propos de sa fille disparue, enlevée sans doute. Effaçant d’emblée toute donnée objective de cette disparition, qui finit par devenir quasi fantasmatique, Kerrigan dénude son personnage à l’extrême, le prive d’un possible narratif (que se passait-il avant l’événement traumatique ?) pour ne s’intéresser qu’à ce qui le ronge au présent, à sa perdition lente. Sans passé et condamné à revivre l’instant de la disparition comme la scène primitive de sa chute (c’est la plus belle idée du film), William Keane sombre inexorablement.
Des deux précédents films de Lodge Kerrigan, on garde le souvenir d’une mise en scène au cordeau d’une précision obsessionnelle, un cinéma d’une grande beauté plastique au risque de l’autisme, de la forclusion formelle, comme si la matière du film devait être faite du cerveau malade de ses personnages. A ce titre, son premier long métrage, Clean, shaven a fait date dans la filmo pourtant bien fournie des portraits de tueurs : épousant, jusqu’à sa bande sonore, la voix intérieure d’un assassin d’enfants, le film suivait très loin la piste fusionnelle, créant un malaise durable chez le spectateur. Keane reprend ce point de vue d’empathie en suivant au plus près la lente agonie mentale de son personnage ; mais, alors que les films précédents développaient une mise en scène pointue et obsédée par la maîtrise et le contrôle du moindre plan, presque abstraite, Keane joue trop d’une grammaire naturaliste caméra portée / effet de réel qui devient un tic pénible du cinéma d’aujourd’hui et finit par lasser.
En fait, le plus réussi du film commence un peu tard, au bout d’une longue demie-heure de plongée brute dans la folie solitaire : Keane rencontre une jeune mère et sa fille. Un scénario rossellinien s’engage alors, à la recherche du moment-rupture où le personnage retrouvera son identité, son humanité. Ce scénario de la seconde chance est celui d’une confrontation entre le père et la fillette qu’on lui confie. Face à cet enfant-double qui le torture inconsciemment en lui rappelant sa faute, Keane plonge d’abord un peu plus dans la douleur et la culpabilité ; c’est alors que Kerrigan a la très belle idée de pousser son personnage dans un geste pervers qui rend absolument bouleversante la relation qui commence : le père décide d’utiliser la fillette pour rejouer la scène de l’enlèvement. Il s’agit moins pour lui de retrouver le ravisseur (de moins en moins probable à mesure que le film avance) que de tester sa capacité à sauver l’enfant au moins une fois. Le film s’arrête brutalement comme il a commencé, sur le constat d’une tragique solitude. La mise en scène du père a échoué : le traumatisme n’a lieu qu’une fois. Le reste n’est que du temps qui passe, indifférent à la souffrance.