Composée à la fin des années 60, publiée en 1977, rééditée et augmentée d’inédits du début des années 80 par le label milanais Die Schachtel fin 2004, Dell’universo assente est de ces musiques à l’élégance folle, dont l’évidence emporte avec elles une adhésion quasi viscérale, de l’ordre de celle que peuvent déclencher la découverte d’un choral de Bach par Artemiev dans Solaris, le frissonnement ressenti à l’écoute de You’ve changed de Holiday ou des Funérailles de la Reine Mary de Purcell, la révélation soudaine pour l’ouverture de la Nuit transfigurée de Schönberg ou la Fuga (Ricercata) a 6 voci réorchestrée par Webern, l’obsession pour la texture d’un piano amplifié chez Crumb, d’un piano préparé chez Cage ou d’un riff chez Electrelane, la légèreté euphorisante procurée par Artibella de Ken Boothe ou Banshee beat des Animal Collective, la clarté tranquille offerte par Kaïra de Toumani Diabaté ou Bülent de Benimle Oynar Misin, que sais-je encore ? Avec Dell’universo assente, il en va comme chaque fois que la musique parvient à excéder son propre matériau pour s’autonomiser et se loger directement et de manière irréversible dans les replis de la mémoire. Pour comprendre le grand frisson que ne manquera pas de procurer l’oeuvre de Luciano Cilio, Jim O’Rourke, en hagiographe de luxe, propose pour sa part une clé d’interprétation s’appuyant sur les noms de This Heat, Bill Fay et Nick Drake : pénétrer dans l’oeuvre du compositeur napolitain, c’est selon lui, être invité à écouter un musicien véritablement en prise avec son existence, exorcisant l’énorme poids qui écrase cette dernière par la création artistique.
Il y a de fait une intuition de cet ordre dans le testament musical de Cilio (le compositeur s’est tué en 1983 à l’âge de 33 ans). A la différence d’un Fausto Romitelli, qui sous la baguette de l’ensemble Ictus, cite en un même patchwork des idiomes empruntés aux musiques « populaires » (PanSonic, Pink Floyd) pour les fondre dans son matériau, Cilio n’emprunte ni ne colle : il absorbe, synthétise et redéploie les traditions musicales avec l’audace naïve et inconsciente de ceux dont la liberté les empêche de voir les barrières qu’ils font tomber. Activiste génial de l’avant-garde napolitaine mais courtisé à la fin de sa vie par les gardiens du temple (universités, salles de concert « classiques »), Cilio fait le grand écart permanent entre écriture savante et rigueur d’exécution d’une part (il adopte très tôt un système de notation graphique et donne avec méticulosité nombre de consignes orales à ses interprètes), semi-improvisation et spontanéité du geste musical d’autre part (ses partitions demeurent assez peu détaillées et plusieurs compositions s’avèrent être des mises en forme d’improvisations initiales). Et c’est naturellement que Cilio rassemble son intérêt pour les airs vernaculaires napolitains, sa fascination pour l’utopie schönbergienne d’une « mélodie de timbres », sa connaissance des apports de l’électronique et qu’il projette dans sa musique ces apparentes contradictions pour créer des paysages sans ligne d’horizon, où les ombres de Chopin, Scelsi, Feldman croisent celles de Rashied Ali, Angus MacLise et de troubadours psych-folk (Shawn Phillips était un familier de Cilio).
Publiée en 1977, l’intégralité du Dialoghi del presente ouvre la réédition de ses cinq mouvements pour piano, guitare, flûte, basse, mandoline, percussions, violoncelle, violon, …. Parfois prise d’accents impressionnistes (les arpèges de piano du Primo quadro « della conoscenza » évoquent la Rêverie de Debussy), parfois d’une tonalité franchement expressive (la ferveur d’un dialogue entre bourdons de voix féminines et violoncelle) mais toujours affectée d’une mélancolique lenteur, la musique semble avancer sur le fil délicat d’influences orientales (arpèges de guitare non modaux, percussions indiennes).
Les six morceaux qui complètent la réédition éclairent sous un jour nouveau des facettes de la musique de Cilio jusqu’alors peu visibles : comme le soin porté au mixage (deux mouvements du Dialoghi del presente présentés ici dans des versions inédites, montrent de manière spectaculaire l’usage intensif du studio que faisait le musicien) ou son intérêt pour les sons tenus (fascination pour les basses du piano et sa résonance, bourdons de cordes, plaintes d’instruments à vent sur Studio per fiati). Les inédits réunis illustrent également de nouveaux aspects de son travail après 1977 : l’effacement de la tonalité à mesure que le pianiste privilégie le réductionnisme comme méthode de travail avant de faire corps avec le minimalisme (les intervalles « grubbs-iesques » de Liebesleid, la beauté clairsemée de 4th sonata où des motifs têtus et assonants viennent s’enrouler autour du silence qui les jouxte) mais aussi l’intérêt porté à l’électronique sur un morceau comme Suiff (avec son dialogue entre piano et arrangements électroniques, dont l’inégalable Eight Corners de… Gastr Del Sol décidément, sur Mirror repair semble aujourd’hui être une ramification possible).
Un oncle d’Italie inattendu qui se trouvera de nombreux neveux (de Jóhann Jóhannsson à Marcus Schmickler, en passant par Hajsch, Ryan Teague, Nils Økland…).