Evidemment, Brad Mehldau n’apprécie que moyennement qu’on le compare sans cesse à Keith Jarrett (de même qu’il n’appréciait pas forcément, à ses débuts, qu’on parle de lui comme d’un héritier spirituel de Bill Evans, romantisme et position du corps au piano obligent) : il n’en reste pas moins que, au-delà même de la musique, Mehldau et Jarrett sont à peu près les deux seuls pianistes de jazz d’aujourd’hui dont chaque nouvel album constitue une sorte de mini-événement musical et médiatique et dont la notoriété et l’aura déborde très largement le cercle des seuls amateurs de jazz. Il y a comme un sortilège dans le charisme et la manière de Mehldau, sortilège qui tient peut-être à l’admirable dosage qu’il parvient à obtenir entre lyrisme, attitude romantique doublée d’une forte inclination pour le mouvement éponyme (encore qu’on ne trouve plus désormais dans les notes de pochette de ses disques les interminables déclarations d’allégeance qu’il faisait jadis à Goethe et à Schumann) et captation malicieuse de l’air du temps, avec des avancées judicieuses sur le terrain de la pop et du rock contemporains ; sortilège, quoi qu’il en soit, qui ne risque pas de se rompre avec ce nouvel album. Les fans le manqueront d’autant moins qu’une petite révolution y a eu lieu : pour la première fois depuis le début de la série des Art of the trio, le fidèle Jorge Rossy manque à l’appel, remplacé au pied levé par Jeff Ballard (le contrebassiste Larry Grenadier, lui, est à son poste).
Bouleversement, changement de donne, nouvelle ère ? Plus ou moins, si l’on prend en considération le point d’entente et d’équilibre auquel était arrivé le premier trio, Mehldau et Grenadier devant à présent retrouver leurs positions sur un terrain refait à neuf ; pas tant que ça, si on ne se préoccupe que de la musique, dans laquelle les mehldaulâtres se régaleront à dépister les inflexions, menus détails et changements de caps infinitésimaux qu’a provoqué l’arrivée d’un nouveau batteur. Au terme des premières écoutes, on peut sans doute déjà dire que Jeff Ballard se montre moins « impressionniste » que Rossy (auquel beaucoup, à tort selon nous, reprochaient son swing assez élastique -tout en reconnaissant par ailleurs sa formidable inventivité) et plus discret, la rythmique s’effaçant légèrement pour ne laisser au premier plan qu’un piano qui, on s’en réjouit, laisse tomber les tendances à l’introspection parfois excessives d’autrefois (avec quelques années de recul, Elegiac circle, pour ne citer que celui-là, s’entend plus froidement) et joue la carte d’une sobriété bon teint, avec juste ce qu’il faut de concessions aux réminiscences classiques et aux joies primesautières de la fuite en avant. De ce point de vue, la suite que Mehldau a dans les idées est parfois à couper le souffle : il n’est que d’écouter Martha my dear (de Lennon & McCartney), la seule pièce en solo, pour prendre la mesure de sa formidable propension à emmener une mélodie là où on ne l’imaginait pas et à lui faire subir les derniers outrages avant de finalement retomber sur ses pieds. La « griffe lyrique » de Mehldau, elle, se retrouve dans une splendide reprise de Day is done, une chanson belle à pleurer de Nick Drake (dans le songbook duquel le pianiste a déjà beaucoup puisé depuis River man sur le cinquième Art of the trio) où Grenadier joue nerveusement la mélodie à la basse sur une tournerie binaire légère de Ballard. Au final, Day is done s’impose comme un petit bijou, aussi brillamment joué qu’intelligemment construit. Le meilleur disque en trio du pianiste ?