Traiter Killer7. C’est facile (rire jaune nerveux et grosse SUDAtion)… Tiens, parlons de plot twist… Le retournement de situation au cinéma, c’est déjà balèze. M. Night Shyamalan est balèze. Mais dans le jeu vidéo, c’est plus compliqué. Parce que si vous ne faites qu’un plot twist simplement narratif, vous ne faites que changer la perspective du joueur sur l’histoire (et le sens de ses cinématiques) et pas sa vision du jeu en lui-même. L’effet est doublement dangereux : 1) le joueur remarque que le jeu est séparé de l’histoire (puisque son influence est finalement limitée sur le jeu). Soudain, il n’est plus en train de vivre une super mission d’espionnage dans l’arrière-salle d’une boucherie texane chevaline… Non, ce n’est plus qu’un trentenaire attardé qui enchaîne les phases de gameplay jusqu’au prochain mini-film. 2) le joueur cherche une cohérence absente du produit. Et les joueurs aiment les jeux qui forme un Tout. Un Tout où se mêlent de façon indivisible le fond et la forme. Silent Hill 2 avait déjà réussi cet exploit. Dans une moindre mesure, Metal gear solid 2, aussi. Killer7 est un Tout tellement total qu’il en rend malade. Et c’est déjà un énorme spoiler.
Traiter Killer7 ça rend aimable (puLL the trIgGer, bAby), parce que spoiler ou pas, vous n’y comprendrez rien… ou si peu. Même après avoir retourné le jeu dans tous les modes de difficultés. Inutile d’insister. Et en poursuivant la tendance des jeux à accessoires (Donkey Kong jungle beat et ses bongos, Dance dance revolution et son tapis de danse), on s’étonne que Killer7 ne soit pas livré avec un bloc-notes. Pourtant, il ne s’agit ni d’un pamphlet ni d’un essai, ni d’un roman. Pas de longues digressions philosophiques sur la liberté ou de clins d’oeil appuyés à l’attention du joueur, juste des commentaires rêches et entendus entre des hommes de l’ombre. Qui tuer ? Où ? Et comment ? Vous incarnez le Killer7, agence tout risque US, la classe en plus, à l’ère du terrorisme et des conspirations internationales. Une organisation dirigée par Harman Smith, un schizophrène en chaise roulante pouvant convoquer sept personnalités différentes. Sur la base de ce postulat poussif, Suda51 brosse un paysage terrifiant et halluciné du monde contemporain post-11-Septembre, sur le ton de l’allusion qui fait mouche et à coups de sous entendus insalubres. Killer7 amène au jeu vidéo et au cinéma une nouvelle façon de traiter » le milieu « . Le joueur n’est plus cette grande débutante à qui l’on doit faire subir des cours de géopolitique de rattrapage pour que le pauvre chou puisse se sentir impliqué ; c’est à lui de décoder, d’interpréter le flot ininterrompu de signes, de sons et de données. A ce niveau et en comparaison avec ce que Killer7 propose, les derniers travaux de David Lynch paraissent, tout à coup, bien faibles.
Traiter Killer7, c’est accepter une maltraitance (GarCian, RelaX). « Toi et moi ne sommes heureux que lorsque nous mettons notre vie en jeu… Il n’y a que cela qui nous fasse sentir vivant », dit l’un des personnages à l’avatar / joueur. Et s’il serait bien mal venu de faire mourir un joueur pour de vrai, Killer7 excelle dans l’art de faire subir un véritable blitzkrieg nerveux. Explosion de bombes humaines hilares et psychédéliques sur fond de bossa nova mélancolique ; détonations sourdes et insultes fleuries ; décorum improbable et sublime à base d’aplats de couleur en dégradée changeant ; Interface de console Atari 2600. Killer7 n’est pas de ces jeux qui « proposent » un voyage audiovisuel. Killer7 est un violeur des sens qui sait appuyer là où ça fait mal et qui n’a de cesse de sussurer : « t’aimes ça, hein, salope ? »… (Trop ?) sûr de l’obéissance de sa victime, de son envie d’aller jusqu’au bout parce qu’il a le charisme du diable. Et le diable ne croit pas en la liberté de l’homme. Killer7 bafoue et se contrefout de celle du joueur, le maintient de force sur une autoroute malade et à sens unique : appuyer sur le bouton A pour avancer sur des rails, jusqu’à la prochaine intersection, matérialisée sous la forme d’un menu balafrant l’écran de manière assez classieuse. Provocation d’ado à l’encontre du free roaming ? Au contraire, ce système de jonction se révèle on ne peut plus fluide une fois maîtrisé. Mieux, il fait la part belle à des perspectives lointaines et picturales, et redonne à la 3D une urgence et une efficacité expéditive. Insultes et doigts tendus encore : les inévitables objets surréalistes (gemmes, blasons, et autres fusibles…) censés servir de clés pour la plupart des portes fermées sont ici regroupés sous la forme minimaliste d’une « gravure étrange » aux contours abstraits. Comme si Mikami ou Suda51, ou les deux, pissaient de concert sur le cadavre glacé du survival et de ses énigmes bouche-trou. Entre le massacre délibéré des conventions et la joie de simplifier jusqu’à l’abstraction, Killer7 prend le jeu d’aventure en otage. Il ne lui laisse plus que quelques heures à vivre.
Traiter Killer7, c’est tutoyer un monstre (THe dark sTrEets are callIng mE) qui pendant quinze heures se fait passer pour ce qu’il n’est pas. Au choix : une impasse, un suicide commercial ou un ratage. Bien sûr, l’action est répétitive malgré la variété des ennemis ; bien sûr ses énigmes téléphonées représentent une insulte constante à l’intelligence ; bien sûr aussi, on n’a jamais vu un boss mourir d’une seule et unique balle dans le dos. Seulement voilà, dans l’ombre de ce maniérisme faussement nihiliste se cache une œuvre de rupture, radicale et exigeante au-delà du raisonnable. Un foisonnement d’idées généreuses et une critique en règle qui dépasse de loin le simple cadre du jeu vidéo. En un sens, Killer7 est un jeu parfait. Cohérent et subtil comme seul peut l’être un authentique aliéné : mû par une logique qui ne s’offrira qu’aux courageux qui l’écouteront jusqu’au bout. En finir avec Killer7, c’est mourir un peu. Hanté par les dizaines de questions de ce Tout monstrueux, il faudra désormais retrouver une innocence pour laquelle on se sent trop vieux. Celle qui permet d’oublier qu’on a regardé dans un gouffre et que le temps d’un instant, on s’y est distingué.