Etonnamment, le dernier film d’Alain Guiraudie nous arrive auréolé d’une piètre réputation. Refusé à Cannes, le film serait une manière de redite peu inspirée. A la vision du film, pourtant, une évidence : Voici venu le temps est l’une de ses plus belles réussites. Situé au confluent de ses deux moyens métrages (Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge), Voici venu le temps est l’oeuvre de la maturité, s’affirmant esthétiquement un peu plus que les précédents qui, tout en étant de singuliers objets, n’en convoquaient pas moins quelques maîtres aisément identifiables. Ici, ni les Straub (Ce vieux rêve qui bouge), ni Luc Moullet (Du soleil pour les gueux) ne viennent déranger une oeuvre qui avance, en toute quiétude, vers son épanouissement. Tout juste peut-être le cinéma américain classique, ce qui n’est pas rien et montre combien Guiraudie s’achemine avec une sorte d’assurance tranquille vers le difficile point d’équilibre entre classiques et modernes. Ainsi, on aurait tort de penser que Guiraudie se contente de refaire ce qu’il a déjà fait (vieille querelle : Rio Bravo / Rio Lobo ; Les Affranchis / Casino), là où il creuse un peu plus ses préoccupations esthétiques et thématiques.
Difficile de résumer le film, d’en écrire le pitch en quelques lignes. Disons plutôt que derrière ces paysages de toujours, ces poursuites de bandits et de guerriers, ces bergers d’Ounayes (bêtes qui se nourrissent du sang des bergers), ces noms à coucher dehors qui font désormais partie du folklore guiraudien (Manjas-Kébir, Rixo Lomadis Bron, Fogo Lompa, Radovan Rémila Stoï), le cinéaste opère un subtil dosage (moins théorique que dans Ce vieux rêve qui bouge) entre une matière intime, tout à la fois érotique et affective, et des interrogations politiques sans équivoques sur l’horreur économique qui nous entoure, ce lent engluement dans la barbarie. A l’image de la première et superbe séquence dans une forêt nocturne, filmée en nuit américaine, qui semble tout à la fois une backroom en plein air et un labyrinthe où évoluent ces nouveaux nomades (bandits et guerriers). Cet effacement de la sphère intime et sociale est ce qu’il y a de plus troublant dans le cinéma de Guiraudie, de plus beau aussi. C’est une ligne de partage ordinaire du cinéma français (d’un côté les films sur soi, de l’autre les films « sociaux ») qui est ainsi battue en brèche, à la fois pour dire un état du monde (cette esthétique de la survie qui nous attend) et provoquer une sorte de fracas poétique s’ouvrant sur un espace inédit où tout semble possible.
Il faut voir ces hommes s’interroger sur leur sexualité et leur amour en pleine campagne, tandis qu’ils poursuivent quelques méchants ou tentent de sauver quelque injustement accusé pour comprendre combien l’espace guiraudien est un espace d’utopie, tout à la fois une image du présent (la survie) et une image idéale (l’homosexualité comme une donnée non problématique, rendue à sa dimension naturelle). Voici venu le temps, à la fois serein (sur la forme) et inquiet (sur le fond), brille d’un éclat sombre, moins exubérant que son précédent et à demi raté Pas de repos pour les braves, plus tourneurien dans sa manière chuchotée. Puisqu’on parlait plus haut de référence, il est un film en effet auquel on pense : La Flèche et le flambeau de Jacques Tourneur où la petite communauté utopique vivant dans la forêt et luttant contre le maître du château ne sont pas si éloignés des personnages guiraudiens. Même calme, même tranquillité, même discrétion et en même temps même assurance ici que chez le maître américain.