Comme l’an dernier avec The Taste of tea, le film d’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes 2005 est venu de loin, de Singapour cette fois, remettre tout à plat et redémarrer en même temps sur d’autres chemins. Débrayage et embrayages heureux, dans le paysage du cinéma d’auteur extrême-oriental, où se fait sentir un certain essoufflement. Tandis qu’on sait, pour avoir vu les œuvres complètes de Katsuhito Ishii, que si ce garçon réalise les pubs les plus invraisemblables et les plus hilarantes du monde, le reste de sa production est très inégale, le troisième film de Eric Khoo offre la surprise, à nous qui n’avions pas vu 12 storeys (sortie en 97), de découvrir un cinéaste singulier. Ce film porte le beau titre de Be with me, il s’ouvre et on a peur, tout de suite, de la tarte à la crème du film mutique en milieu urbain.
Or Eric Khoo tombe pile entre les préoccupations des deux des cinéastes les plus précieux apparus ces dernières années, Apichatpong Weerasethakul et Hong Sang-soo. Troisième voie qui propose une sorte de synthèse de leurs bricolages respectifs. Aux interventions du Thaïlandais sylvestre, Khoo accole les siennes : usage hyper singulier des sous-titres et de l’écrit sur écran. Aux modulations du Coréen lunatique, et notamment les minis recadrages formels de son dernier titre (Conte de cinéma, en salles le 2 novembre 2005), il propose d’en reformuler la réversibilité sur un versant plus silencieux et taciturne. Le résultat est assez sidérant. D’abord un tricotage narratif entre trois histoires de Singapour : un vigile boulimique aime une femme qui travaille dans l’immeuble qu’il surveille et commence sans jamais la finir une lettre d’amour manuscrite à celle qui ne l’a jamais vu ; deux ados kawaï filent une love story non moins kawaï, jusqu’au jour où l’une débarque l’autre sans ménagement ; un vieil homme vit reclus avec le fantôme de sa femme, récemment morte.
Facile de voir à quels détours et quels dispositifs s’attache le film pour faire corps : vidéo-surveillance amoureuse du vigile, roman photo des gamines, repli vers les spectres du petit vieux. Et la multiplicité des écritures qui, pareillement, s’affiche en pleine santé, de l’archaïsme du papier à lettre aux couleurs funky des mails, chats et autres SMS, en passant par l’intermédiaire de ce qui relie tous les signes convoqués par cette communication à distance : une écriture à même la paume de la main, du bout des doigts.
Au triple récit s’ajoute, merveille des merveilles, un sublime décrochage semi-documentaire vers la fin du film. On n’a pas encore évoqué le personnage le plus fort de Be with me, il est bien réel et s’appelle Theresa Chan. Sourde et aveugle depuis l’âge de 14 ans, qui malgré tout a appris l’anglais, fait le tour du monde et enseigne aujourd’hui à de jeunes aveugles. Pour lui parler, caressez ses mains, ou faites-lui la cuisine. Alors elle vous contera sa vie, dans un bouleversant silence, du bout de ses yeux éteints. Et du bout des vôtres, voyez apparaître sur l’écran une biographie en sous-titres, puisqu’il est dit que le temps de l’amour s’écrira désormais en toutes lettres.