C’est à Viam, son village natal, en Corrèze, que Delphine Descaves et Thierry Cecille ont rencontré Richard Millet pour avoir avec lui une série d’entretiens, « longues heures riches » autour de la littérature, de ses romans et de ceux des autres, des lieux de son imaginaire, du monde dans lequel nous sommes ; d’abord transcrites telles quelles, les conversations ont été relues ensuite par l’écrivain et, confessent ses interlocuteurs, parfois réécrites avec davantage de verve pamphlétaire, de sécheresse dans le jugement, de violence dans le ton. Faut-il le regretter ? Sûrement pas, affirme Delphine Descaves : « Cette altérité [entre oral et écrit] au sein d’un même être a précisément constitué un des aspects les plus inattendus et les plus intéressants de notre travail avec Richard Millet », explique-t-elle dans sa préface. Sûrement pas, renchérira-t-on, tant le regard que porte l’auteur de Lauve le pur sur notre temps est précieux : roman contemporain ou règne du politiquement correct, système scolaire en déroute ou affadissement de la langue, Millet raille nos errances avec des accents qui ne vont pas sans rappeler, parfois, ceux d’un Philippe Muray. Le roman français d’aujourd’hui ? « Je ne lis presque plus mes contemporains, par dégoût de leur langage, manque d’intérêt pour leurs thèmes. C’est la première fois dans l’histoire qu’on a réellement l’impression que tout se répète sous forme de farce », assène-t-il. Les noms pleuvent : les éditions de Minuit donnent pour lui dans « des entrechats sur des genres dits mineurs », la lecture de Jean Rouaud ne lui a laissé le souvenir que de « fautes de syntaxe » et d’une certaine « fadeur stylistique », les romans de Maurice Dantec ne bénéficient pas d’une « écriture digne de ce nom » (on sent malgré tout un certain intérêt pour son oeuvre, ainsi qu’une vraie admiration pour les deux tomes du Théâtre des Opérations). Et les petits éditeurs ? Ils ne valent guère mieux que les grands (« La production des petits éditeurs est aussi médiocre que celle des autres, mais ils jouent sur l’image d’une littérature exigeante, difficile, marginale »). Cet état des lieux de la littérature française d’aujourd’hui vaut bien sûr pour le monde moderne en général : « Le politiquement correct est en train de gagner la partie : on ne peut plus nommer certaines choses », constate-t-il avant de désigner l’ennemi (« Les deux vecteurs de ce totalitarisme mou sont la télévision, la presse, et un système scolaire qui ne transmet plus que les mots d’ordre de l’Empire du Bien »).
Mais au-delà des considérations cinglantes qu’il renferme (considérations qu’on pourra juger parfois exagérées, voire un brin systématique), Harcèlement littéraire (« harcèlement » pour désigner le ressassement caractéristique de l’écriture de Millet : « Que le lecteur soit placé devant quelque chose d’opiniâtre, d’un rythme obsédant, avec des figures et des motifs récurrents, oui, cette idée-là me plaît ») vaut surtout pour les propos qu’y tient l’écrivain sur son travail et sur son univers, double dimension qui fait du livre à la fois une passionnante réflexion sur l’écriture et une introduction idéale aux grands thèmes de l’oeuvre de Millet. La discussion roule volontiers sur des points de technique romanesque, comme le choix de la première personne plutôt que de la troisième (« Dans mes textes, le mode narratif a presque toujours le je pour noyau, dans son rapport avec un il ou une collectivité » ; « Comment écrire à la troisième personne, aujourd’hui, sans tomber dans l’académisme ? L’omniscience qu’elle suppose, le protocole putassier qui s’établit ainsi avec le lecteur me sont insupportables »), l’ampleur et la richesse de la phrase (une manière de lutter contre « la doxa littéraire contemporaine, qui privilégie la phrase nominale, apocopée, rapide, avec pour seul moteur le présent de narration », affirme-t-il), l’inutilité qu’il y a à maltraiter la langue (« On n’est pas obligé de battre une femme pour en tirer du plaisir ou lui en donner ») ; au fil des pages, l’écrivain aborde tous les éléments clefs de son univers, de l’autobiographie aux lieux (le Limousin, le Liban) en passant par la musique, le silence, l’obsession de la pureté, la souillure et, bien sûr, le style. Qu’on soit familier ou non de son oeuvre, ces entretiens s’avèrent souvent passionnants en ce qu’ils donnent à entendre la pensée d’un écrivain qu’on aurait tort de réduire à l’une ou l’autre des catégories sous lesquelles il si tentant de le ramener afin, pour ainsi dire, de le désamorcer, en premier lieu celle d’écrivain trop peu « contemporain » pour intéresser le lecteur d’aujourd’hui. « Je suis plus que jamais un contemporain, corrige Richard Millet, la contemporanéité anachronique étant la seule façon d’être de l’écrivain. J’écris dans la langue d’aujourd’hui, même si les bien-pensants la trouvent archaïques. Ce sont les petits-maîtres d’une langue sans conscience d’elle-même qui sont réactionnaires, par peur de ne pas être de leur temps, cette crispation sur l’actuel étant un des signes du conservatisme ».