Les deux premiers romans de Chang-Rae Lee, Les Sombres feux du passé et Langue Natale, ont suffi à assurer sa réputation. Le Ciel de Long Island renoue avec les mêmes thèmes : intégration, assimilation et rapport à l’autre, avec un style parfait, élégant, ciselé, irréprochable. Lee s’intéresse au mélange des cultures et des points de vue, reprend à son compte le mythe du melting pot et fait de son récit un croisement de cultures et d’influences. S’y ajoute une analyse de société, à mi-chemin entre clichés intégrés et étude des débats à la mode : soit la crise de la retraite, chez un individu de sexe mâle, dans une banlieue stéréotypée à l’extrême, alors que l’unique question qu’il pourrait avoir à se poser d’ici la fin de ses jours devrait être « comment tuer l’ennui ? » C’est sans compter les idées qui jaillissent sous la plume de Lee. Le vieux Cessna dans lequel vole son personnage devient un parfait outil métaphorique : si, de loin, tout est beau et facile, les apparences, elles, sont loin de refléter la réalité.
Jerry est le père de la famille Battle, italienne d’origine, mais dont le nom a été anglicisé. Longtemps patron d’une petite entreprise de jardinage et aujourd’hui retraité, il occupe ses heures perdues dans une agence de tourisme, Parade Travel, assouvissant là ses envies d’ailleurs et survolant parfois la région en avion. Tout chez lui indique la réussite. Pourtant, quelque chose sonne creux, un vide affleure. Derrière l’image de Jerry, fils, père et grand père modèle, des fêlures apparaissent. Chang-Rae Lee s’en donne à coeur joie dans les rebondissements biographiques. La première femme de Jerry, une coréenne maniaco- dépressive nommée Daisy, s’est suicidée dans leur piscine en le laissant seul avec leurs deux enfants, Jack et Theresa. Jerry a refait sa vie avec Rita, une portoricaine qui le quitte au début du roman. Dans le même temps, on découvre que Jack, qui a repris la boîte familiale, va droit à la faillite à force de projets grandioses, tandis que sa femme continue à servir à leurs invités homards et canapés de caviar. La fille de Jerry, Theresa l’universitaire, se marie avec un romancier américano-coréen sans succès (bonne nouvelle) mais découvre qu’elle est à la fois enceinte et atteinte d’un cancer qu’elle ne pourra soigner qu’en avortant, ce qu’elle refuse catégoriquement. Pour couronner le tout, grand-père Battle ne trouve mieux à faire que fuguer de sa maison de retraite…
Difficile pour Jerry, qui a toujours préféré courber le dos, passer inaperçu et ne rien faire qui l’ennuie, de ne pas s’investir un peu dans cette famille qui disjoncte. A la question identitaire liée au phénomène migratoire s’ajoute ici la question de la difficulté d’être soi-même, fidèle à ses idées, tout en restant disponible pour les autres, et plus particulièrement les siens. Chang-Rae Lee met en scène ces questions fondamentales au cœur d’un univers feutré, dans lequel rien ne se passe. Il accumule les clichés avec humour et cynisme, multipliant les descriptions grinçantes. Sous une apparence anodine (parfois même pesante tant elle est au bord du mélo), on trouve un roman riche, lourd de questions en suspens. La multiplication des rebondissements conduit parfois à la limite de la série TV, mais Lee sait où il va. Ses artifices de scénario lui permettent de cerner au plus près la question qui menace les rues tranquilles de ces banlieues de Long Island : à quoi sert de courir à la recherche d’un bonheur fantasmé, si les existences sont à ce point vides qu’elles n’attendent plus que l’explosion ? Voilà peut-être ce moment, quand meurt l’illusion américaine et ses mirages faciles, à portée de main.