A propos de la figure centrale de Ripple, le chef-d’oeuvre sado-maso de Dave Cooper (cf. Chronic’art #17), le cinéaste David Cronenberg écrivait, en préface à ce roman graphique : « Tina est le genre de personnage que l’on trouve dans la grande littérature de réalisme social, un personnage avec ce noyau mystérieux et unique qui fait d’elle un être humain », confrontant l’immonde muse imaginée par Cooper à Lolita ou encore Mme Bovary. Mon-chan, l’un des deux apprentis terroristes de The World is mine, est lui aussi tissé de cette étoffe-là : silhouette simiesque, crinière hirsute, face lippue et regard de fou, cet être à la laideur fascinante est en outre aussi monstrueux sur le plan moral que physique. Un personnage qui déclenche pourtant chez le lecteur des sentiments contradictoires : ultra violent et nihiliste, cet avatar nippon du Alex de Orange mécanique détonne dans un Japon peuplé d’individus médiocres. Brutal, oui, mais intègre ; impénétrable, mais parfois attendrissant ; complètement dément, mais libre comme l’air… Le genre de figure qui échappe aux archétypes romanesques jusqu’à atteindre cette parcelle de vérité humaine qui fait les personnages de fiction inoubliables. On reconnaît bien là le talent de Hideki Arai, puisque c’est le cas aussi de Ki-itchi -gamin incontrôlable, en rupture de ban avec le genre humain depuis le meurtre de ses parents-, le héros éponyme de son autre série publiée en France, dont un nouveau volume est enfin prévu pour cet automne. The World is mine est une oeuvre antérieure, conçue entre 1997 et 2002 et publiée en 14 volumes, qui contient cependant déjà tout le fiel et la hargne qui font d’Arai l’un des grands satiristes du manga contemporain. Jugez-en : un marin pêcheur cocu, un sumo libidineux lifté comme Michael Jackson, une brochette de flics débiles, des écoliers tortionnaires… telles sont quelques-unes des figures tantôt haïssables, tantôt pitoyables qui jalonnent la cavale meurtrière de Mon-chan et Toshi à travers un Japon en perte de repères, qui évoque celle des Tueurs nés d’Oliver Stone. Sauf que si le premier tient autant de la bête que de l’homme, le second, au contraire, a tout de l’étudiant modèle : duffel-coat immaculé, fiole de premier de la classe, probablement puceau. Si ce n’est que Toshi tient la plupart du temps des propos incohérents et a conçu les bombes habilement maquillées en extincteurs que ces deux pieds nickelés mal assortis s’emploient patiemment à disséminer à travers tout l’Archipel. Comment et pourquoi ont-ils unis leur folie ?
A ce stade du récit, on l’ignore encore, mais il n’est guère difficile de déceler derrière l’apparence proprette de Toshi les stigmates de l’ultra-moderne solitude, le ressentiment d’un individu introverti, poussé à la haine de soi et de ses semblables par des brimades quotidiennes et la frustration sexuelle. Capable d’humanité uniquement par le biais de l’univers virtuel, il incarne les aberrations d’une société en crise larvée depuis l’explosion de la bulle économique. En comparaison, les motivations de Mon-chan apparaissent plus obscures mais aussi plus élémentaires, comme surgies du fond des âges. « Je vais devenir un Roi ! », braille-t-il devant une famille de Japonais moyens d’abord tétanisés, puis applaudissant devant tant d’audace, tout comme Tony Montana, dans Scarface, proclamait dans une ultime crise de mégalomanie : « Le monde m’appartient ! ». Gageons que les bien-pensants ne verront derrière ce récit que démagogie et violence gratuite, là où Arai se borne à mettre à jour avec un humour cruel la brutalité sous-jacente et les contradictions d’une société policée. Il brosse notamment le portrait d’un premier ministre nippon sidérant de cynisme lorsque que les exactions de Mon-chan et Toshi prendront une ampleur nationale, dépeignant un monde où la bonté n’est jamais récompensée, au mieux ridiculisée, au pire punie de mort. De fait, le premier volume de The World is mine contient son lot de séquences-choc -entre autres, un viol et un triple meurtre de policiers-, et réserve largement pire par la suite, à tel point que la série a longtemps été réputée impubliable en France. Car ces deux désaxés ne sont pas seuls à tracer un sillon sanglant à travers le Japon : du Sud progresse un autre monstre, baptisé « Higumadon » par les médias, gigantesque créature assimilée à un ours, lacérant indifféremment bétail et promeneurs égarés. Mon-chan aurait-il enfin trouvé un adversaire à sa taille ? La sensation de nausée que dégage le récit se trouve accentuée par l’impressionnante diversité de faciès déplaisants et grotesques imaginés par Arai, saturés de sécrétions (bave, larmes, morve), aux antipodes des canons aseptisés du manga pour ados. Son découpage chaotique, tantôt elliptique, tantôt ultra dilaté, donne souvent le frisson et décuple l’impact des explosions de violence. En clair, The World is mine mériterait bien l’avertissement suivant : « nuit gravement à la santé mentale ». Comme un gage de qualité.