Toujours dans la même veine, entre surréalisme et hyper-réalisme, Yôko Ogawa « prend les morts par la main » (comme elle le dit elle-même) pour les faire vivre le temps d’un roman, explorant les chemins du passé et de ses propres obsessions. Si l’atmosphère d’Amours en marge est peut-être moins étouffante que certains de ses textes précédents, on y retrouve une nouvelle fois les touches discrètes qui rendent son univers si singulier. Il est question ici de mémoire et d’oubli, de silence et de confiance, un mélange de riens qui dialoguent dans un brouillard oppressant, celui de la perte des sens, quand l’ouïe se fait piège pour mieux faire resurgir d’implacables souvenirs. Dans un étrange ballet, les personnages se mettent en marche ; on traverse des lieux désertés, des collections s’abritent au fond de tiroirs jalousement gardés ; sous la neige, beaucoup de silence et de retenue. Et si, comme toujours, la mort rôde, elle se fait ici plus discrète qu’à l’habitude, compagne lointaine d’un refuge feutré laissé à l’oubli. Tout commence le jour où la narratrice se retrouve seule chez elle, trahie par celui avec qui elle vivait. Du jour au lendemain, ses oreilles semblent alors se doter d’une vie propre : au fond de celles-ci s’agite en permanence « Le Bruit », inconnu, indéfinissable, parfaitement autonome.
C’est dans le service ORL de la clinique voisine qu’elle trouve une première aide : de l’isolement, des médicaments et du silence en guise de cocon sécurisant, de rempart entre elle et le monde. Juste avant sa sortie, on lui demande de témoigner de son expérience pour une série d’émissions TV ; elle accepte. Mais pendant qu’elle participe aux interviews, elle se retrouve fascinée par les doigts du sténographe, ombre muette vouée à la retranscription des paroles des autres. Elle se persuade alors qu’entre ces doigts réside le secret de sa guérison, revoit l’homme, lui parle, apprend à le connaître, se livre à lui et à ses mains surnaturelles qui ont le pouvoir de boire ses paroles, et de piéger sa mémoire en faisant remonter ses souvenirs à la surface. Souvenirs qui lui permettront de remonter à l’origine du « Bruit » et de retrouver le fil de la mémoire éteinte. On entre dans ce récit comme dans un immense banc de brouillard qui fait perdre tout contact avec le réel. Il y a dans les mots de Yôko Ogawa une douceur presque féerique, rarement si bien exploitée dans ses livres. Les lieux, comme souvent, restent mystérieux, intemporels, transposables partout. Les personnages, par contre, sont toujours les héros d’histoires non vécues car invivables.