Comme toujours, William Trevor va à l’essentiel : rien de superflu dans cet élan qui le pousse sans cesse vers ce qui ressemble presque parfois à une forme d’abstraction, tant ce qui n’est pas absolument nécessaire disparaît de ses textes pour ne laisser à la lecture que l’essence profonde de l’humain. Mauvaise nouvelle : ça n’est pas toujours réjouissant. Dans ce nouveau recueil (le quatrième traduit en français après les formidables Mauvaises nouvelles, très mauvaises nouvelles et Les Anges dînent au Ritz), les textes sont comme toujours des bijoux parfaitement ciselés où tout est maîtrisé. Hôtel de la lune oisive fonctionne comme une succession de portraits et de tranches de temps : campagne et ville, Angleterre classique, banlieues huppées, gentilhommières, commerces et maisons de campagne… Les lieux tourbillonnent, les époques aussi, parfois difficiles à situer avec précision. Comme toujours chez Trevor, drames et échecs se bousculent. Entre hypocrisie et candeur presque navrante parfois, la trahison est monnaie courante ; innocence, naïveté deviennent des tares impardonnables. Chez Sir Giles et Lady Marston, deux escrocs s’invitent ainsi sans qu’on les attende et mènent la danse jusqu’à prendre possession du domaine à l’abandon, l’Hôtel de la lune oisive. Mrs Malby quant à elle, veuve solitaire, assiste sans pouvoir rien faire au saccage méthodique de son appartement. Mr Dukelow paie le prix fort un trop grand talent de… boucher que son maître (quatre doigts abandonnés au tranchoir) ne lui pardonne pas. Mrs Kincaid dépouille un éleveur de dindes trop honnête. Dawne et Keith subissent le fardeau de la malchance qui s’acharne sur eux et de la torture morale que leur fait subir leur « bienfaiteur ».
Avec ces sujets, toujours simples, Trevor tient en haleine jusqu’au bout quiconque vient lui rendre visite ; parce qu’il connaît peut-être mieux que personne les rouages du coeur humain et l’art de les conter. Avec leur ambiguïté, leur complexité et le soupçon qui s’instille lentement : tous ces gens trompés facilement sont-ils si aveugles qu’on le pense au premier abord ? N’y a t il pas là un recul qu’on ne perçoit pas à première vue ? Le doute s’insinue dans les brèches du récit : Mrs Marston est-elle aussi gâteuse qu’elle en a l’air ? Mrs Kincaid sera-t-elle rattrapée par le remords ? L’écrivain irlandais conjugue une prose parfaite et un remarquable travail de création, renouvelant systématiquement son genre. Ses personnages, quels qu’ils soient, posent une empreinte durable sur les esprits ; les plus antipathiques comme les plus simples forment une mosaïque hybride que le cynisme de Trevor laisse à la plus grande solitude. Les lignes de récits portent implacablement vers des fins souvent inattendues ; le plus bel exemple en est peut-être cet « Hôtel de la lune oisive », nouvelle-titre qui commence par le cliché le plus éculé du genre (nuit de tempête, couple mystérieux qui vient trouver refuge dans une grande propriété désolée où vivent un couple et leur vieux serviteur) et s’achemine vers une fin surprenante. Car Trevor, finalement, a ce talent unique de livrer dans ses textes des histoires impossibles à raconter. Des récits auxquels on n’accède qu’en les lisant, en les vivant, unique moyen de les saisir pleinement.