Normalement, cette chronique aurait dû être celle du deuxième album du trio sudiste alternatif Little Brother, The Minstrel show. Avec son titre provocateur, son concept déroulé sur toute la durée de l’album (le thème : l’influence délétère des chaînes de télé « ethniques »), ses lyrics intelligents et souvent drôles et son emballage malin (le livret a la forme d’un TV Guide, le programme télé favori du public US), cet album avait tout pour plaire. Puis on l’a écouté : avec ses sons aux accents tranquillement soul, il plaira effectivement aux fans du dernier album de Common, ou à ceux qui sont (re)venus au rap ces deux dernières années grâce à Kanye West. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on n’en parlera pas plus, exactement pour les mêmes raisons qu’on n’avait pas cherché à se joindre au concert de louanges qui ont accueilli le récent Be de Common. Non, ce ne sont pas de mauvais disques ; mais, désolé, on préfère le hip-hop quand il se montre plus abrasif, ou plus ébouriffé, ou plus stupide, bref, plus immédiat et plus direct comme la musique populaire doit toujours l’être. Hey, ho / Let’s go !
A dire vrai, on s’apprêtait également à ranger dans le même panier The Hear after, troisième album du trop sous-estimé Mc de Brooklyn J-Live -en se souvenant que, il y a trois ans, on avait déjà décelé quelques signes du même genre d’affadissement sur son précédent opus, le néanmoins notable All of the above. Puis on l’a écouté. Et, dès le premier titre, on s’est dit que, décidément, il ne faut jamais juger à l’avance un disque. Parce que, rehaussé des cuivres funky de Soulive, Here ressuscite le temps où l’on trouvait James Brown derrière la plupart des grands morceaux de rap, en ponctuant son chorus d’un très jaaaaamesien Get up ! -et qu’un truc comme ça, il y avait bien longtemps qu’on n’en n’avait pas entendu. Surtout que Aaw yeah poursuit dans ce tropisme très Golden age, avec ses stridences Bomb Squad sur lesquelles J-Live pose avec une assurance orgueilleuse (tout est dans le Aaw de Aaw yeah) rappelant, justement, le Chuck-D de la meilleure époque.
Et s’il n’y avait que l’assurance… Or J-Live est de cette race d’artisans du micro nourris à l’éloquence 5-percenter, de cette école si typiquement Eastcoast qui nous a donné les Rakim et les Nas, les Big Daddy Kane et le Wu-Tang Clan. Même science de la cadence, même précision dans les rimes, même désir d’éclairer ses frères, en bon poor righteous teacher qu’il doit être. Ceux qui cherchent des lyrics conscients, comme on dit, en auront ici plus que leur quota, de The Sidewalks, dénonciation de la démagogie gangsta en forme de méditation street vue de côté (comme son titre l’indique) à Brooklyn public part 1, récit en demi-teinte en direct d’une école de quartier où J-Live restitue son expérience personnelle de professeur aux prises avec un « Principal sans principes », six tranches d’âge par classe et des parents dépassés…
Doublement pédagogue, par confession et par profession, J-Live peut paraître parfois exagérément professoral dans ses rimes et dans la construction de ses compositions, parfois un peu trop linéaires (surtout quand il se produit lui-même, comme sur Weather the storm ou After). De fait, il n’a clairement pas la folie turgescente d’un Doom, ni cet air jouissivement dépenaillé du meilleur hip-hop sudiste ; mais, sans non plus vous jeter sur la piste torse nu les bras en l’air, les sons de The Hear after sont en général suffisamment funky pour vous faire hocher la tête, et suffisamment variés pour maintenir votre intérêt jusqu’à la fin, du classicisme new-yorkais des Aaw yeah ou Harder aux explorations digitales évoquant le Dre de The Chronic 2001 de Do my thing ou The Sidewalks.
On l’aura compris : si les Little Brother labourent les terres d’Arrested Development, J-Live, lui, se situe plutôt dans la lignée du Large Professor de 1st class, avec lequel il partage d’ailleurs les mêmes démêlés discographiques (albums enterrés, ultra-bootlegés…) et la même réputation, inversement proportionnelle à leur succès commercial respectif. Il y a des compagnies moins flatteuses (P. Diddy n’apparaît pas une seule fois sur ce disque).