Les compilations d’inédits, carnets et autres journaux sont souvent la source d’un ennui profond, inversement proportionnel à la jubilation spasmodique du complétiste. Il faut bien l’avouer : c’est un peu le cas ici. Des listes de courses, quelques ordonnances (rappelons que Tchekhov était médecin), des projets de plantation et diverses considérations domestiques envahissent cet étonnant volume. Mais il faut également reconnaître que Tchekhov livre ici de véritables perles, des trésors de style et d’imagination se présentant sous la forme de courtes histoires magnifiquement ciselées ou sous celle, plus sobre, d’aphorismes. Ainsi : « Il a les yeux mauvais comme quelqu’un qui a fait la sieste », phrase dont on ne saurait dire s’il s’agit un dicton du terroir ou la marque de ce génie de l’observation qu’était Tchekhov. Ebauches de contours psychologiques, ressorts qui apparaîtront dans ses oeuvres, matériaux non-exploités, ces Carnets imposent presque un nouvel étalon dans l’art de la nouvelle. Ces courts paragraphes de quelques phrases constituent de véritables histoires, alliant un travail admirable sur la forme à une richesse narrative rarement atteinte. Curieux et tenace plaisir que celui de constater qu’une histoire peut tenir en quelques lignes, sans un mot de trop ou de moins ; le tout se tient, comme ici : « On fêtait l’anniversaire d’un homme modeste. On profitait de l’occasion pour se montrer, se complimenter les uns les autres. Et ce n’est qu’à la fin de la soirée qu’on s’est ressaisi : le héros de la fête n’avait pas été invité, on l’avait oublié ». Et de se prendre à imaginer quelle pièce nécessairement absurde aurait tiré Tchekhov de cette sorte de fable au style parfait.
Si ces Carnets raviront le lecteur peu au fait de l’œuvre d’Anton Tchekhov (dans la mesure où cette lecture lui permettra de se faire une idée de la manière de cet auteur inclassable et de choisir dans son œuvre par quel livre commencer), ils intéresseront tout particulièrement le fan absolu, lequel pourra y découvrir mille petits détails biographiques, mis en lumière par un remarquable travail éditorial. Il se délectera aussi de phrases sublimes, d’authentiques symboles de la tekhnè de Tchekhov : « Des revenus de 25-50 000, mais il s’est tout de même tiré une balle dans la tête par nécessité ». Le véritable talent de Tchekhov est là, dans la finesse et l’originalité de ses portraits psychologiques : ses personnages ne sont pas seulement humains, ils sont aussi identifiables, au sens de reconnaissables. « Un fils de pope, en colère traita une travailleuse à forfait d’‘ânesse de Jéhudiel’. Le pope n’en souffla mot mais en éprouva de la honte car il n’arrivait pas à se rappeler où dans l’Ecriture Sainte il est question de cette ânesse ». S’il ne moque ni ne juge jamais ces caractères, Tchekhov s’amuse de leur pathétique humanité. « Un écrivain sans aucun talent, qui s’obstine à écrire, fait penser, par son orgueil, à un pontife ». Comme si un sourire attendri, et par-là même usé, se dessinait sur ses lèvres. « Prenez cela (le licenciement) comme un phénomène atmosphérique ». De fait, et pour le même prix, le papier aurait pu être de meilleure qualité.