De la troublante productivité d’Eastwood cinéaste, on a tôt fait de tirer prétexte pour dresser une échelle très hypothétique entre le mineur et le majeur, petits films de routine et monuments. Après Mystic River, Million Dollar Baby advient ainsi pour énoncer une fois pour toutes cette évidence : chez Eastwood, tout s’écrit en majuscule, le petit comme le grand, la commande comme le blockbuster impénitent. Cela d’autant plus que le cinéaste, depuis plusieurs années, multiplie les tentatives et les projets comme s’il s’agissait d’une simple tâche hygiénique. Voilà ce qui fait la grandeur prodigieuse de ce dernier film : en partant de schémas et de codes sinon mille fois vus, mille fois tentés (le film de boxe comme fiction d’initiation et de transmission filiale), Million dollar baby nettoie d’un trait le grand cirque hollywoodien contemporain, avivant une émotion, une simplicité et une puissance d’envoûtement sidérales.
L’oeuvre s’est emplie depuis plusieurs année d’une humeur noire et funèbre, la tristesse jouant de manière si profonde qu’elle fait vaciller, en sourdine, cette raideur trop classique dont on a vite fait de l’affubler. Eastwood est moins néoclassique que post-classique, aussi solitaire en ce lieu que le furent ses personnages de cow-boys vagabonds et fantomatiques. Il infuse ses vieilles structures (pas une scène, pas un plan, pas un personnage ici qui ne ramène à une histoire de l’Amérique) d’un lyrisme mortifère si aigu qu’il fait trembler et palpiter le film de tout son long, comme une immense et sublime carcasse mythologique. Rien de plus beau que ce travail souterrain, dans l’échine dorsale du récit, d’une morbidité qui sape chaque cliché, chaque séquence ou plan déjà-vu ailleurs pour en réactiver la puissance mythique. Prenez la voix-off à pleurer de Morgan Freeman, sillon hypnotique du film (on n’a pas fait mieux depuis Mallick). Prenez surtout les combats de boxe : tout suspense désamorcé (le bébé est une machine à gagner, c’est entendu dès le départ), ils recèlent cependant une intensité bouleversante, comme si battait là, en pleine lumière, le coeur tenu secret jusqu’ici du cinéma d’Eastwood. Secret de polichinelle, d’ailleurs : tout ce que le reste du métrage retient dans son cocon de pudeur peut exploser dans les limites du ring, les cordes permettant de séparer enfin la charge métaphysique du film (Clint en entraîneur croulant sous le poids de la culpabilité) de son envers brut et sensible (les boxeurs comme pures décharges d’énergie et de douleur physique).
Jamais on a senti à ce point la charge de souffrance et de destruction physique d’un match de boxe, le challenge sportif (tu seras championne, petite) se trouvant perpétuellement menacé par la fragilité bouleversante de tout ce qui sous-tend le film : grâce et beauté si féminine d’Hilary Swank, mélange de sagesse et de mesquinerie du vieux coach, misère magnifique du personnage de Morgan Freeman, faiblesse maladive de l’imbécile heureux du gymnase, etc. La dernière partie qui ré-enclenche Million Dollar Baby sur les rails du grand mélo eastwoodien, extraordinaire fusion des enjeux méta et physique du film (l’église et l’hôpital comme ultime refuges des passions), ouvre sur le sublime : impossible d’enregistrer avec tant de finesse et de précision le mouvement des sentiments de l’idéal et de l’absolu, par essence inviolables, qui s’enroulent sur le fil ténu de la vie. La déchirante scansion de la fragilité du vivant, la prise en charge à partir d’un simple parcours sportif de toute la complexité des affects humains, tels sont les noeuds secrets, éclatants tours de force, de ce noirissime chef-d’oeuvre.