Il serait facile de passer à côté de Peau de cochon, aisé d’y voir un simple amusement potache. Au contraire, le film de Philippe Katerine (oui, oui, le chanteur) est une manière d’Arte Povera, l’art de travailler à partir d’un matériau pauvre pour en extirper la part de poésie et de fiction. Construit autour de plusieurs courtes séquences à la fois autonomes et entre lesquelles circulent une série de motifs thématiques et stylistiques, Peau de cochon ressemble à un film débarqué de la planète Mars (ou plutôt de la juvénile Mercure), léger et profond à la fois, avec pour seuls moyens une petite caméra DV et le chanteur lui-même, ordonnateur décalé de son univers. Philippe Katerine sonde une rue de son adolescence, suit sa compagne à distance, filme les histoires délirantes de sa petites nièce, etc. : autant d’anecdotes superficiellement anodines derrières lesquelles sommeillent des obsessions plus troubles. A l’heure où un certain cinéma français s’enfonce un peu plus chaque jour dans l’académisme nouvelle vague (Rois et reine ou Clean par exemple), le film de Philippe Katerine réinvente à sa façon humble et candide l’idée de modernité au cinéma, retrouvant une enfance de l’art, un primitivisme de la fiction qui n’est pas sans évoquer les « vues » des opérateurs Lumière.
La forme courte (11 minutes pour l’épisode 1 km à pieds), le plan séquence, une certaine nudité esthétique de l’image (d’aucun y verront de l’indigence, nous pas), autant d’éléments qui renvoient au socle fondateur du cinématographe tout en venant se cogner à la fantaisie de chaque dispositif et à l’ambiguïté formelle et thématique de l’ensemble. Car l’apparente simplicité -ce côté « tout le monde peut le faire »- n’est qu’un leurre. Comme en son temps la Nouvelle Vague descendit dans la rue, redonnant ses lettres de noblesse à « l’amateurisme », loin des professionnels de la profession et de la pesante hiérarchie des studios, Peau de cochon joue sur cette poreuse frontière entre maîtrise et ratage (lire notre entretien), forme et informe, une frontière où tout naturellement vient se nicher une poésie spontanée, ludique et enfantine. Ce n’est pas un hasard sans doute si la figure du candide, et plus encore celle de l’idiot, traverse deux des films français les plus passionnants et novateurs de ces dernières années (Dancing et Peau de cochon donc), parmi les rares à dynamiter un certain encroûtement naturaliste et littéraire (les deux mamelles du cinéma français d’auteur dominant).
Au fond, Belmondo dans A bout de souffle ce n’était pas autre chose : une figure d’idiot, au sens noble du terme, un personnage tout à la fois marqué par des modèles (Humphrey Bogart) en même temps qu’incroyablement neuf, rétif à la psychologie et à ses contours explicites. Philippe Katerine joue lui aussi de ce mouvement contradictoire, tout à la fois conscient et inconscient, perdu quelque part entre son propre roman intime (c’est son environnement quotidien qu’il met en scène) et la fiction la plus échevelée qui soit (ces historiettes comme autant de gags spontanés). Ainsi le film travaille l’imaginaire à partir d’un matériau documentaire (exemplairement dans 1 km à pieds : ce qu’un paysage banal, tout plat, peut receler de fiction), à travers la voix du chanteur qui se met lui-même en scène derrière la caméra, anéantissant l’idée que l’imagination et la croyance naissent, au cinéma, à partir d’une disparition du quatrième côté (celui du cadreur, du cinéaste, par lequel le spectateur pénètre dans le film). Au contraire, Philippe Katerine remplit ce quatrième côté de sa voix, de son corps, de son entière personne, véritable « homme-caméra » qui ordonne ces doux délires comme il chante ses malicieuses chansons. Longtemps qu’on n’avait vu pareille singularité.