Ca gamberge dur sous le crâne du cinéphile Dominik Moll. Il lui aura fallu quatre ans, après l’imparfait Harry, un ami qui vous veut du bien, pour accoucher d’une nouvelle variation ludico-choc. Comme Harry, Lemming a un peu de tout en magasin, mode bonne franquette : image racée, splendide bande sonore, humour à tous les étages, personnages esclaves d’un scénario qu’ils croient à tort finir par s’affranchir. Et la roublardise bien sûr, partie intégrante du système, vague mise en abyme digne du Wes Craven des nineties. Et on doit reconnaître que le charme finit par agir, qui que l’on soit. A Cannes, les étrangers rigolent à chaque salve anti-bourgeoise, ce qui ne fait qu’augmenter le malaise ambiant des mollistes éclairés, déjà gagnés par la face thriller-sombre du film.
N’empêche, s’il s’imagine -à tort- toujours au top de la maîtrise, le cinéma de Moll grimpe quelques marches. Plus homogène, plus souple, les belles images se fondent davantage dans le scénario et dans le cas contraire, le cinéaste laisse couler avec une belle désinvolture salvatrice. On ne jette pas encore les petites formules tarabiscotées (hier les poèmes bizarroïdes ou les oeufs crus du frigo, aujourd’hui les voisins Lynchiens, les lacs à la montagne ou les rongeurs scandinaves en plein midi de la France) mais on les assume sans pose rigolarde. Dès l’ouverture, on peut constater ce saut qualitatif : dans un labo, Laurent Lucas, ici jeune ingénieur, montre sa nouvelle invention, une « webcam volante », petit objet mi-fantastique, mi-érotique (tout en rondeurs, pourpre et feutré) qui détecte chaque petite panne ménagère. De la théorie, on passe direct à la pratique, dans une fluidité ahurissante : Lucas invite son boss (Dussollier) à dîner dans son beau pavillon tout neuf régentée par sa frêle et douce épouse (Gainsbourg).
Le problème et starting-block du film, c’est la femme du patron, glaçon hystérique qui démonte ce décor propret pièce par pièce. Le magnétisme de l’actrice transcende la mise en scène qui trouve là ses plus belles saillies. Visions spectrales où Rampling vampirise l’espace au sens propre lorsqu’elle surprend le jeune couple se bécoter dans la cuisine, basculement d’une trivialité vaudevillesque vers un malaise poisseux malaxant lutte des classes, duel d’amazones et hypocrisie délirantes de non-dits policés. A la fois summum et prolongement du climax, le lemming que déniche un Lucas insomniaque dans le siphon de la cuisine, est un beau moment de suspense et de craditude suggérée. Moll agite les bonnes ficelles dans le bon ordre. On n’est pas loin de l’adorer dans ce rôle d’équilibriste tout proche du faiseur rêvé.
Mais lui ne l’entend pas de cette oreille. La deuxième partie, qui voit le fantastique imprégner définitivement le film, s’avère beaucoup moins forte. Les scènes tournent un peu à vide, toujours border line d’une intrigue de plus en plus flottante. A nouveau l’on doute sur le présumé talent de Moll, un peu dépassé par son dispositif, ses images, ses lemmings. Le film grince de toutes parts, trop explicite d’un côté (les citations mal digérées aux maîtres Lynch, Kubrick et Polanski, la métaphore du lemming, qui pointe son museau à chaque cachoterie ou jeu de dupe), trop fastoches de l’autre (sur les effets pervers du contrôle par exemple). Reste une série de fulgurances, belles séquences qu’on détache facilement soi-même de la structure. Mais une angoisse persiste : on a bien peur de voir l’oeuvre à venir de Dominik Moll relever d’un work-in-progress plus pataud que réellement malade.